icone titre
Clyde Fans (intégrale), par Seth
Drawn and Quarterly, Montréal, 2019, 488 p.
Version française : Éditions Delcourt, Paris, 2019, 488 p. (49,90 €)


Le zéro et la liste

Clyde Fans, le « picture novel » de Seth n'est pas vraiment une nouveauté. Son auteur, le dessinateur canadien Seth, y travaillait depuis 1997, et bien des parties de l'œuvre avaient déjà fait l'objet d'une prépublication. La reprise de tous les éléments en un volume unique de plus de 480 pages, présenté dans un solide coffret de grand luxe, permet enfin de se faire une idée précise de ce qu'on peut d'ores et déjà considérer comme un classique du genre, d'une densité formelle et d'une profondeur humaine qui n'ont rien à envier aux chefs-d'œuvre récents ou moins récents du récit graphique.

Autant prévenir le lecteur : comme presque tous les romans graphiques de type « art et essai » aujourd'hui, le livre coûte cher, trop cher hélas : ce n'est pas le même public qui collectionnera les grands créateurs du neuvième art 2.0 comme d'autres, aussi distraits que passionnés, ont pu entasser, avant de les éparpiller ou de les oublier « quelque part », les fascicules des premières aventures de superhéros, invariablement au prix de dix cents.

Dans Clyde Fans , le mot « fan » signifie ventilateur et le titre renvoie à la société créée par le père des deux protagonistes, deux frères que tout sépare, à commencer par leur réaction au traumatisme créé par la fuite du père et par son abandon du foyer familial quand les deux garçons sont encore en bas âge. L'histoire même, qui démarre après la faillite de l'entreprise, étranglée par la venue des systèmes d'air conditionné, entretisse les expériences et les pensées de plusieurs personnages à divers moments de leur vie. En fait l'intrigue tourne largement autour d'une collection : une série de cartes postales d'humour, produites à l'aide d'un montage photographique mettant en scène des situations « impossibles », généralement liées à la vie de tous les jours.

Clyde Fans (intégrale), par Seth

Le plus jeune des deux frères, Simon, introverti au point d'être incapable de tenir la moindre vie sociale, consacre une bonne partie de sa vie d'adulte à collectionner, puis à étudier ce genre d'images, très populaires dans l'entre-deux guerres. Passe-temps innocent à première vue, mais lourd de grandes tragédies. Ce qui se fait autour de la collection, soit les contacts avec d'autres collectionneurs et la préparation d'un ouvrage de référence sur l'économie de ces cartes, se termine en effet par d'amères déceptions : Simon ne réussit jamais à entrer vraiment en contact avec une mystérieuse correspondante et alors qu'il est sur le point de terminer son essai sur les cartes postales, quelqu'un d'autre sort un autre livre sur le même sujet, ce qui finit par le démoraliser complètement.

Mais comme toujours il y a davantage. Le principe même des cartes postales, dont Simon a réuni des milliers d'exemplaires, méticuleusement classés, inlassablement manipulés, finalement confondus avec le peu de réalité qui lui reste, est l'inverse, c'est-à-dire aussi le même, que la déchirure de la cellule familiale. Dans les photos de famille la mère découpe le visage du père pour qu'aucune trace ne reste de lui. Dans les cartes postales d'humour, Simon déchiffre en obsédé les techniques de montage-collage qui font apparaître des objets ou des êtres qui en fait ne peuvent exister.

Clyde Fans (intégrale), par Seth


Allons un pas plus loin. Clyde Fans n'est pas une œuvre autobiographique, mais le monde qu'il met en scène, l'Ontario rural des années 50, n'est pas un univers de pure fiction. Mi-documentaire, mi-inventée, la ville de « Dominion », prototype de « petite ville » que l'auteur a reconstruite sous forme de maquette (qu'il montre et expose), concentre en elle toute la fascination de Seth pour une époque et une culture révolues dont il a du mal à se séparer. En cela, son attachement au passé n'est pas vraiment différent de l'expérience de Simon, dont la vie n'arrêtera jamais de s'arrêter.
De ce point de vue, il faut souligner la symétrie entre les techniques de production des cartes postales, découpées puis recollées ou en revanche laissées en l'état, et l'art de la bande dessinée, qui procède elle aussi, entre autres choses bien entendu, par les mêmes voies, une planche de roman graphique étant aussi le résultat d'une manière de re-composition, mais aussi d'une sorte de compulsion répétitive (le grand nombre de listes, de catalogues, d'énumérations dans ce livre pointent tous dans cette même direction).

Sans être pour autant une histoire de collectionneur ou sur le monde de la collection, Clyde Fans est un livre qui suggère quelques envers du décor tout en montrant, par la reprise et l'appropriation dans l'œuvre qui en fait sa matière, qu'il existe aussi un « après » ou un « à-côté », qui excède la collection dans un nouveau geste de création.

Jan Baetens

Clyde Fans (intégrale), par Seth


Site bas