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Note de visionnage.
Un film ayant un rapport avec le collectionnisme : Citizen Kane, de et avec Orson Welles,
noir et blanc, 1941, 119 min.

Avertissement destiné à ceux qui n’auraient pas encore vu ce grand classique du cinéma : la présente note comporte un « spoil ». Elle révèle en effet la clé de l’énigme.

Un homme vit ses derniers instants dans une chambre de son immense domaine, mourant en prononçant le mot « rosebud » (bouton de rose) et lâchant la boule de verre qu’il tient en main, laquelle abrite la miniature d’un chalet enneigé et se brise.

Il s’agit de Charles Foster Kane, personnage fictionnalisé mais dont les images qui suivent adoptent en fait les codes d’une bande d’actualités filmées (News On The March) retraçant les étapes clés de la vie : vie privée (« deux fois marié, deux fois divorcé »), comme publique (personnage à la fois complexe et clivant, haï autant qu’aimé, il n’est pas de personnalité ni de cause politiques qu’il n’ait soutenues et combattues). À l’origine de sa fortune colossale il y eut cette chance incroyable d’un titre de propriété remis en paiement par un débiteur à la mère de Charles Foster, tenancière d’une modeste pension de famille dans le Colorado, et qui concernait une mine d’or apparemment désaffectée mais qui s’avèrera en réalité une des plus importantes du monde. À côté d’investissements dans des immeubles, des navires, ou des médias, Kane aura collectionné, dans son château de Xanadou, « le plus vaste domaine privé existant », des œuvres d’art – peintures, statues..., des pierres provenant de différents palais – et des collections « de toutes sortes », « tellement importantes qu’elles ne pourraient jamais être mises en catalogues » et susceptibles de « remplir dix musées ». On peut y adjoindre une ménagerie, véritable « arche de Noé ».

Une fois terminé le visionnage de cette bande nécrologique par l’équipe qui l’a produite, le directeur de l’agence charge l’un de ses journalistes, Thompson, d’enquêter sur l’énigme de l’ultime mot prononcé par Kane. Commence alors la collecte d’une série de témoignages qui prennent la forme écrite ou orale et se présentent comme autant de flash-back visualisant le récit de personnes qui ont côtoyé Kane.

Le témoignage écrit vise les mémoires de Thatcher, un banquier expérimenté à qui la mère du jeune Charles Foster confie la tutelle de son enfant de huit ans, au prix d’un éloignement familial durable, pour lui assurer à New York une formation digne de son futur statut de richissime homme d’affaires. Cette scène se produit dans le chalet que la famille Kane occupe au Colorado et où intervient la signature du contrat de tutelle, pendant que l’enfant joue dehors dans la neige, ignorant du sort qui se décide à son insu. Lorsqu’il en est averti il se rebiffe et utilise sa luge tout à la fois comme arme défensive (il la plante fermement devant lui à la manière d’un bouclier) et comme arme offensive (il s’en sert pour repousser Thatcher et le fait tomber dans la neige). Mais la destinée de l’enfant est scellée.

Au-delà de l’enfance, les retours en arrière narratifs évoquent la position de Kane en tant qu’époux, amant, patron de presse, candidat politique... Avec comme fil rouge son fort investissement dans le journalisme, car l’information fonctionne « 24 heures sur 24 », comme il le souligne lorsqu’il devient directeur de L’inquirer auquel il insuffle un dynamisme radical.

Il lui arrive néanmoins de prendre quelques jours de congé avant son premier mariage. « Je vais me reposer en Europe », annonce-t-il à son personnel. À quoi Bernstein, son manager général, fait remarquer malicieusement : « Vous n’avez pas encore acheté tous leurs chefs-d’œuvre! »
Mais Kane a la réplique : « Ils en font depuis 2000 ans, moi je n’en achète que depuis 5 ans... ». « Heureusement qu’il a promis de ne plus envoyer de statues! », conclut Bernstein, une fois le magnat parti.

À la tête de L’inquirer Kane s’affiche idéaliste, entendant proposer un journal fondé sur une information honnête et transparente, mais, préoccupé par l’accroissement de sa diffusion, il n’hésite pas par ailleurs à recourir au sensationnalisme et à manipuler l’opinion. Ainsi, de Susan Alexander, son amante devenue sa seconde épouse, il prétend faire une star de l’opéra, la soumettant à son propre désir narcissique de reconnaissance culturelle. « Nous allons devenir une grande cantatrice », lui promet-il significativement, alors qu’elle est dépourvue de vrai talent, ce que la presse de Kane ne se prive pas de contredire, en la soutenant par des titres dithyrambiques qui contrastent avec l’accueil pour le moins dubitatif que le public lui réserve.

La tension insupportable que la pression inébranlable de Kane exerce chez elle la conduira jusqu’à une tentative de suicide. En réalité Susan se sent instrumentalisée et réduite à un objet. « Quel plaisir y a-t-il à collectionner des statues? », lui lance-t-elle au cours d’une scène-vérité. « Tu me donnes 10000 dollars, comme pour une statue que tu ne regarderas jamais ». Elle le quitte, ce qui entraînera – selon le témoignage, visualisé en flash-back, de Raymond, le majordome de Kane – le saccage de sa chambre par son époux, jusqu’à ce que le regard de celui-ci tombe et se fige sur la boule de verre neigeuse dont il s’empare en murmurant « rosebud ». Mais pas plus que d’autres témoignages qui rythment le film, celui-ci n’apportera de solution à l’énigme du « bouton de rose ».

Présent à Xanadou avec le majordome et accompagné de photographes chargés de fixer sur pellicule les œuvres d’art et multiples objets conservés par Kane, le journaliste Thompson se voit soumettre par ses collègues des considérations éparses sur les trésors entassés dans l’immense hall que la caméra, par un ample mouvement de grue, surplombe dans un lent parcours. Les observations, souvent incongrues, portent surtout sur la valeur des biens. Cela va de : « Une Vénus. 25000 dollars. C’est cher pour une femme sans tête! », à : « Le poêle de la pension Kane au Colorado. Valeur : 2 dollars ». « Photographie aussi le bric-à-brac. Tu parles d’un collectionneur! » «  Il gardait tout ». Ou encore : « Tout cela coûte-t-il cher? ». « Des millions – s’il y a amateur ».

Tandis que Thompson quitte les lieux (« Allons-y, sinon nous manquerons le train »), la caméra effectue une plongée sur une foule d’objets, parmi lesquels une luge. « Brûlez ce traineau! », ordonne le majordome aux ouvriers qui jettent au feu les objets réputés sans valeur. Les flammes qui lèchent la luge révèlent progressivement une inscription sur la toile du jouet, « Rosebud », suivie d’un dessin représentant le motif d’une rose, sur lesquels la caméra se focalise en gros plan.

Le paradoxe ironique veut que la réponse à la question qui a guidé toute la démarche du journaliste-enquêteur échappe à celui-ci alors qu’il touchait au but, de même qu’à toute autre personne présente (aucun raccord de regard  ne lie qui que ce soit aux mentions révélées). Seul le spectateur accède en fait au dévoilement du secret : celui-ci renvoie à la scène fondatrice où le jeune Charles Foster, malgré son acte de rébellion par l’entremise de sa luge, se voit ôter une part de son enfance, avec toute la nostalgie qui s’y rattache.

Davantage qu’un collectionneur ciblé, Kane est fondamentalement un accumulateur hétérogène au regard duquel, plus qu’aucun des biens amassés, c’est en définitive, associée à la boule de verre fétiche, la luge du temps perdu, un humble objet mais à forte connotation symbolique, qui a le plus de prix.

Jacques Polet, janvier 2020

Un film ayant un rapport avec le collectionnisme : Citizen Kane, de et avec Orson Welles


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