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L'Iconothèque d'André Balthazar : à l'image du Daily-Bul

Le passé est du présent amorti.
A. B., Le Temps à tâtons


D'abord s'impose un détour par l'étymologie : qui dit iconothèque, comme bibliothèque, cartothèque, cinémathèque, discothèque, médiathèque, phonothèque, photothèque, pinacothèque – la liste comprendrait une centaine de mots semblables, porte la marque du suffixe « -thèque ». Autrement dit, le signe d'une collection. Ce suffixe provient en effet du grec thêkê – θήκή – qui signifie étui, boîte. Or, en son domicile du 29 de la rue Daily-Bul à La Louvière, le grenier d'André Balthazar regorge de boîtes, de classeurs, non pas amoncelés à la diable, mais rigoureusement alignés et parfaitement étiquetés. Parmi celles-ci et ceux-là se détache la rangée de cartons où il a conservé la feuille satirique hebdomadaire Pan. Balthazar les a classés de manière à en faire l'équivalent d'une cascade de tirs à balles réelles : Pan Pan Pan..., répété à l'identique au dos des multiples emboîtages.

Pan

Le fondateur de Pan n'est autre que Léo Campion (1905-1992), anarchiste, objecteur de conscience qui, en 1934, anticipait sur l'éloge que Boris Vian fit, vingt ans après, du déserteur. C'est un premier indice qu'André Balthazar avait la fibre d'un collectionneur.

De manière apparemment plus anecdotique, correspondant à une marotte, il a consacré quelques-uns de ses nombreux classeurs aux papiers d'emballage d'oranges. Or, comme La Louvière a ses Gilles qui, comme à Binche au moment du carnaval, lancent des oranges, peut-être s'agit-il d'un hommage indirect que leur a rendu André Balthazar en faisant collection de ces merveilleux papiers de soie, ces emballages pour fruits d'or reposant à présent dans la nuit des classeurs. Pour avantageuse qu'elle soit, cette interprétation est abusive en regard d'une réalité plus prosaïque : en fait, André Balthazar aimait conclure son repas par une orange et, comme elles lui apparaissaient souvent dans un habit de lumière aux innombrables variations, il en fit collection et, par extension de l'agrume à son conditionnement, un orangement.

Orange


André Balthazar avait donc même plus qu'une fibre de collectionneur, il en avait l'étoffe. Sa collection d'images va bien au-delà d'un classement réfugié dans les étagères d'une bibliothèque, bien que certaines œuvres y jouent le rôle de serre-livres, Balthazar sachant joindre l'utile à l'agrément. Elle habite presque tous les coins et recoins de son domicile, avec légèreté, sans une once de pesanteur muséale, mais avec un soin irréprochable, à l'instar d'un ensemble de neuf dessins de Robert Willems qu'il avait accroché dans un ordre bien déterminé.

Quelques préalables

André Balthazar est né le 7 janvier 1934 et décédé le 22 septembre 2014. Entre ces deux dates s'est déployée une intense activité d'éditeur et d'écrivain où l'image a joué un rôle majeur. Quant à ses initiales, A. B., quelle chance de les avoir comme premières lettres de l'alphabet ! Elles apparaissent comme un signe du destin, un puissant incitant à concevoir des lexiques, ces catalogues d'objets de langage qu'il a réalisés avec une insigne virtuosité.

André Balthazar a vécu à La Louvière, un des deux épicentres de l'activité surréaliste en Belgique où il était un familier du poète Achille Chavée (1906-1969). À la fin de ses études secondaires, il se passionne pour Henri Michaux, un attrait qui se confirme au cours d’études en philologie romane à l'Université Libre de Bruxelles. Ultérieurement, et avec Jacqueline qu'il épouse en 1960, il aura le rare privilège de rencontrer Michaux. Mais pour le moment, en 1956, il se propose de rédiger un mémoire de fin d'études universitaires centré sur L'humour dans l’œuvre d'Henri Michaux1. Il présente son projet à Émilie Noulet, la grande dame des Lettres dans l'université du Libre Examen qui, en guise d'encouragement, lui déclare tout net qu'il n'y a pas d'humour chez Michaux. Rien n'y fait, l'étudiant n'en démord pas, persiste, signe et décroche brillamment son diplôme. C'est ce qui lui ouvre le métier d'enseignant qu'il exercera à La Louvière ainsi qu'à l’École Nationale Supérieure d'Architecture et des Arts décoratifs (Bruxelles), autrement dit à « La Cambre », où Pierre Alechinsky s'est formé à partir de 1944. Au cours de ses études universitaires, en 1955, Balthazar fait partie de la même promotion que Raoul Vaneigem, figure mythique du situationnisme.
André Balthazar est un connaisseur hors pair des subtilités du langage ; cela saute aux yeux dès son premier livre, La Personne du singulier (1963), le singulier pouvant s'entendre ici de manière plurielle. Il rencontre Pol Bury (1922-2005) à l'aube des années 1950, à l'époque où celui-ci tient une librairie, la librairie de la Fontaine, à La Louvière. En 1953, Balthazar et Bury jettent leur dévolu sur une bicoque située à Montbliart, en Thiérache, à un jet de salive de la frontière française. Dans cette très modeste bâtisse, ils se réunissent le week-end avec quelques complices, y fondent une académie – l'Académie de Montbliart – et, dans l'atmosphère d'un dimanche de province, ils jouent au volley-ball, les joueuses montant au filet les seins nus. Quoi de plus normal, puisqu’une « académie » signifie aussi un nu. Mais effet de scandale garanti chez les autochtones. Rappelons au passage que, selon l'auteur américain Ambrose Bierce, dans son Dictionnaire du Diable, l'académie est une école moderne où l'on enseigne le football, ce dont André Balthazar était peut-être au courant.

Bury et Balthazar fondent les éditions du Daily-Bûl en 1957, le mot représentant une forme de pensée, la pensée Bûl2. Il s'agit de la transcription du roumain « būl », où le macron (signe diacritique horizontal) a été remplacé par un accent circonflexe, l'imprimeur ne disposant pas du caractère ad hoc. Le circonflexe des premiers cahiers est abandonné peu après, connaissant le même sort que celui de la revue Phantômas, voisine de palier du Daily-Bûl dans l'arborescence de la Belgique sauvage3. On peut également y voir l’abréviation d'un bulletin quotidien, un « daily bulletin ». Dans un premier temps, les cahiers du Daily-Bûl, sont présentés comme moniteur de l'Académie de Montbliart. Dès les deuxième et troisième livraisons, il est possible d'en savoir un peu plus sur l'identité du tandem Balthazar – Bury, selon ce qu'en imagine Ernest Pirotte :

André Balthazar :

- Jeune moine belge de Godarville, surnommé l'anatole par excellence parce qu'il avait la forme d'un petit gâteau sec et inodore. On a de lui un grand nombre d'ouvrages, entre autres « L'Aberration des nombres et des fluides » où il est traité des nombres et des fluides vus sous l'angle de l'aberration. C'est après lui qu'on a pu dire : l'hémorragie par la membrane du nez est très souvent une aberration.

Pol Bury, qui s'est choisi le pseudonyme d'Ernest Pirotte, écrit à son propre sujet, en nous livrant donc un autoportrait distancié :

- Aquarelliste hexapode de la famille des parasites, que l'on a longtemps confondu avec le pou, auquel il ressemble beaucoup. Les sculpteurs l'ont représenté sous la forme d'une vierge, aux traits austères et avec différents attributs. Inventeur, plutôt par hasard, de l'huile de ricin. Il ne s'en console pas et consacre le reste de sa vie aux ricochets, aux pas de branle et à la cognasse. Ayant voulu ériger son tombeau dans ses jardins de Capoue, il fut frappé d'un coup de soleil dont il mourut.

Le poète Paul Colinet (1898-1957), grand ami de Magritte, prodigue aussitôt ses encouragements à Bury4 :

Quant au contenu, sa qualité se précise. Vous êtes en bonne voie. Disons que dans la découverte du palais de l'indéfinissable (qui est un palais des fêtes), nous en sommes au vestiaire des externes stagiaires à demi-temps, ce qui veut dire que l'aventure, que je souhaite interminable, si possible, ne fait que commencer.

Le pensée Bûl, dont le Daily-Bul est le moniteur, tient en sept points5 : le culte de la personnalité, la culture du ténu, la nécessité du médiocre, le désir de plaire, la main dans le sac, le régionalisme du cœur et l'indifférence engagée. Il conviendrait d'y ajouter la fugacité et le décousu prônés par le poète Marcel Havrenne (1912-1957)6.

In situ

La première trace concrète et explicite d'une « collection Balthazar » en son domicile, ne saute pas immédiatement au regard : dans son living, il faut lever les yeux pour découvrir une galerie de figurines à la frimousse de curieux petits animaux, tous presque identiques et placés à la queue-leu-leu sur une sorte de gaine en surplomb des fenêtres qui donnent sur le jardin ; deux coqs trônent au milieu de cette ribambelle de créatures aux mufles de cochonnet et aux oreilles de lapin sortis des mains d'un artisan breton.

Figurines


À l'autre bout du rez-de-chaussée, côté rue, trône la pièce sans doute la plus monumentale de la collection, une colonne d'acier. Elle est cependant d'une hauteur relativement modeste, car elle n'excède pas la taille d'un homme dans la station debout et elle veille comme une sentinelle à l'extrémité d'une des nombreuses bibliothèques d'André Balthazar.

Colonne


Ce cylindre a une histoire : fendu à mi-hauteur et de biais, il ne peut cacher sa provenance, l'atelier de Pol Bury ; de fait, il devait faire partie d'une série de colonnes que celui-ci destinait à un ensemble limité à quinze, avec pour conséquence que la seizième a trouvé asile, en toute logique, chez son plus proche complice. D'autres œuvres de Pol Bury ponctuent le parcours dans l'habitation, souvent en trois dimensions, comme des cubes en trompe-l’œil qui par leur volume exigent un certain espace.

Parmi les objets insolites, figure une statuette – anonyme quant à son auteur – réalisée en stéarine ou en cire, au profil de Charles de Gaulle.

De Gaule


Elle a aussi son histoire, ayant souffert de la chaleur. Non que Balthazar l'aurait utilisée comme bougie pour s'éclairer à la lumière du grand homme ainsi statufié, mais parce que la température, peut-être sur un appui de fenêtre sous un soleil trop ardent, en a quelque peu amolli la raideur ; l'effigie du grand Charles s'en est donc trouvée assouplie, assoupie. Pli pour pli et dans le même ordre d'idées de ramollissements, il y en a qui sont coulés dans le bronze, ou forgés dans le cuivre comme une statuette due à Reinhoud d'Haese qui salue bien bas les visiteurs.

Reihoud


Pour en venir à ce qui s'accroche au mur, aux cimaises de l'habitation privée, il faut souligner la présence d'une œuvre qui appartient à la catégorie des ponctuations érectiles. Quelques centaines de fibres en fouillis sont assemblées sur un panneau pour y former un mot de trois lettres, une onomatopée chère à Bury : Bah.

Bah


Ce mot doit avoir représenté une sorte de credo pour l'artiste, la marque d'un dépit entièrement assumé par rapport à tout ce qui est ridicule. Et s'il s'agit d'une plaisanterie, Bury confirme avec éclat que les plus courtes sont les meilleures.

Bury ayant réalisé des fontaines destinées aux espaces publics, il faut se rappeler que, pour son premier ready-made, Marcel Duchamp s'est emparé d'un urinoir qu'il a retourné et intitulé Fontaine, non sans l'avoir signé du mystérieux pseudonyme R. Mutt. Or, il est un collage de Jiři Kolař qui fait partie de la collection d'André Balthazar, où l'artiste a en quelque sorte rehaussé le fond de la cuvette détournée par Duchamp avec un décor champêtre aussi attrayant qu'un paysage de Fragonard.

Cuvette


La subversion de Duchamp a donc été, comme pour l'arroseur arrosé, retournée contre elle-même puisque, avec peut-être une allusion au fait que rien n’est plus agréable que de se soulager en pleine nature.

De fontaine en cascade, on en vient inévitablement à se demander si André Balthazar s'est lui aussi adonné à la création d'objets. Dans son cas précis, ils pourraient figurer dans la catégorie des objets trouvés, avec une œuvre qui tient le mur par rapport à une des grandes figures de l'avant-garde dans la seconde moitié du 20ème siècle. Il s'agit d'un montage de sept carapaces de crabe ramassées en Bretagne, presque toutes identiques, et assemblées à l'instar des panneaux de moules de Marcel Broodthaers.

Crabes


À ce détail près que si celui-ci accumule les coquilles en surnombre, Balthazar n'aligne ici qu'une série limitée de tourteaux en les espaçant. Autre différence : là où Broodthaers puisait sa matière première dans les reliefs du restaurant Perraudin, rue Saint-Jean à Bruxelles, Balthazar trouvait son bonheur en s'inclinant devant ce que rejette la mer. L'alignement des crustacés répond, dans le chef de Balthazar à son esprit de classement, de mise en ordre qui est aussi une mise en perspective.

Un net penchant pour le dérisoire et l'auto-dérision, que cela se traduise par un sens aigu du nonsense, l'art du clin d’œil, un côté pince-sans-rire, l'ironie ou le haussement d'épaule, est une constante dans le Daily-Bul. L'humour de Balthazar et Bury consiste à s'en prendre à leur propre image avec un certain mérite. En voudrait-on la preuve, qu'on la trouverait dans les portraits d'André Balthazar revus, arrangés, voire corrigés et dérangés par Pol Bury. Ou encore en accéléré, en démultipliant les poses de son modèle selon le principe qu'avait mis au point Eadweard Muybridge. En voudrait-on une autre preuve, jumelée à l'idée d'icône, elle réside dans le livre que Pol Bury a commis sur l'iconoclasme7 en se fondant sur la figure de l'empereur byzantin Léon III, grand pourfendeur d'images pieuses, que Bury confronte avec des scènes extraites de films de Laurel et Hardy.

André Balthazar et Pol Bury se sont aussi lancés dans une entreprise féconde de déformations. Et ceci grâce au procédé de cinétisation de l'image ou par le recours à des miroirs déformants où celui dont le visage s'y reflète, en ressort avec une tronche impossible. De tout quoi, Balthazar et Bury, en bons iconoclastes, ont non seulement malmené le faciès de Mao Zedong (dès 1973) et fait vaciller la respectable silhouette de la Tour Eiffel, mais s'en sont aussi pris à leur propre personne dont ils ont en quelque sorte cassé l'image. À moins qu'il ne s'agisse, avec une pointe de perversité, de céder au culte de l'auto-célébration en s'y sacrifiant. Pol Bury lui-même s'est à la fois défiguré et refiguré à la faveur ou la défaveur de ses miroirs mous. Autant dire que le culte de la personnalité revendiqué dans la pensée Būl y trouve son compte tout en y prenant un coup, avec le désir non dissimulé de plaire tout en faisant sourire. La mise en péril d'une image, dans et par sa représentation, participe donc aussi de sa mise en valeur.

Dans ses textes comme dans la vie, André Balthazar aimait faire image. Au même titre qu'il aimait s'entourer d'artistes pour lesquels la création d'images était le métier : Pol Bury, l'ami de toujours, Pierre Alechinsky le plus mordant d'entre eux, Roland Breucker qui a décliné un des escargots-fétiches du Daily-Bul, Roland Topor dont le rire résonne encore au-delà de sa disparition, Antonio Segui, Camille De Taeye, Jan Voss, Jiři Kolař, Petr Pos. Donc, pas n'importe quels artistes, ni n'importe quelles images. De préférence des images qui prêtent à rire et à sourire, quitte à parfois faire grincer des dents, ou s'il fallait se référer au pinceau, des images à rebrousse-poil. Et c'est l'amitié avec ces artistes publiés au Daily-Bul qui a servi de courroie de transmission dans la formation de l'iconothèque d'André Balthazar.

Car, et c'est là un indice plus décisif, André Balthazar était un collectionneur de langage, de mots. Il est l'auteur de plusieurs abécédaires et lexiques, que cela concerne la garde-robe dans la célébration de la chaussette, la culotte, le chapeau, ou une partie de celui qui les porte, le nez, un objet du quotidien, dans la déclinaison de la fenêtre, avec des photos de Georges Vercheval8. Ces ouvrages sont tous accompagnés d'images appropriées dont certaines planches originales firent leur entrée dans son iconothèque.

Quant au limaçon devenu escargot, l'icône du Daily-Bul, il avait été choisi parce que « replié sur lui-même de façon à imposer à première vue l'image d'un éclair »9. Cependant, au tout début de l'aventure, il a été précédé par l'image d'un polyèdre métallique, semblable aux poids en usage sur les marchés, mais troué en son sommet et sur ses flancs, de sorte à signifier le vide et le plein dans un même corps, une même image.

Parmi les auteurs qu'il a publiés, nous aimerions citer les frères Marcel et Gabriel Piqueray, qui firent un bout de chemin avec Colinet et figurent également dans la collection des Poquettes volantes publiée par les soins du Daily-Bul. Marcel Piqueray aimait mettre le paquet sur l'idée de « collaboration » qu'il prononçait à l'anglaise. Lorsque les Cantiques polychromes du seul Marcel parurent au Daily-Bul, j'eus l'idée de matérialiser cette collaboration en demandant à Jacqueline et André de lui prêter « main forte », littéralement, pour la séance de dédicace, de sorte à rendre visible une écriture à quatre mains, la quatrième servant à maintenir le recueil ouvert en page de faux-titre.

Les mains


Les mains


Ces mains, créatrices et complices, que l'on transporte avec soi, nous donnent prétexte à citer André Balthazar avec un extrait du Temps à tâtons10 :

Il regardait ses mains de face ou de profil, plus attentivement la main droite (celle qui écrit et se dit polie), puis plus attentivement ses cinq doigts, du pouce à l’auriculaire, attendri pas le cher petit et sa phalangette de retard sur les autres (et sa mémoire de cérumen, blond de thé et de miel). Ainsi se voyait-il à la recherche de fines richesses de chair et de peau. Parfois la lunule d'un ongle d'orteil éveillait un plaisir ému. Il n'en finissait pas de faire le tour de lui-même, très patient pour dénicher les délices. Toute hâte aurait anéanti le plaisir de l'exploration.


Sous les dehors d'un classicisme tiré à quatre épingles, Balthazar pouvait écrire à rebrousse-plume, ... Plume, comme le nom d'un des personnages favoris d'Henri Michaux. C'est que l'indocilité teintée de scepticisme et l'imagination fertile dans l'exaltation du dérisoire trouveront aussi une sorte de terrain d'aventure et d'élection assez libre dans le Daily-Bul ou la boutade était plus de mise que la foucade, tournées de manière au demeurant fort civilisée.

Quant à la suite

La création du Centre de la Gravure et de l'Image imprimée à La Louvière, en 1984, qu'André Balthazar a initié puis dirigé jusqu'en 1996, représente à soi seul un premier acte d'iconophilie de sa part. Quarante ans plus tard, son iconothèque personnelle et sa bibliothèque privée sont restées telles quelles, intactes et admirablement réparties dans un lieu de vie sans doute illusoire à reconstituer ailleurs. On pourrait du reste facilement imaginer que Balthazar vient de déserter provisoirement les lieux.

11a Balthazar (ph. W. Osterheld)


Balthazar (ph. Wolfgang Osterheld)


Loin de se présenter comme une galerie d'art, son iconothèque est pour grande partie intégrée à sa bibliothèque. On peut regretter ne pas connaître les raisons pour lesquelles telle œuvre se trouve accrochée à tel endroit, tel objet est déposé sur tel meuble, y compris dans la cuisine, la pièce d'habitation la plus importante aux dires de Paul Colinet11. Balthazar aurait-il eu la tentation de se constituer un musée personnel, fertile en amitiés tout en fuyant l'ostentation ? En tout état de cause, il ferait mentir Duchamp qui établissait un rapport d'équivalence entre bon et mauvais goût, tant les œuvres dont il disposait sont disposées avec goût, le signe d'un homme bien disposé.

Iconothèque et bibliothèque sont à l'image de sa propre pratique d'éditeur et d'écrivain et de celle de Pol Bury dans l'invention et la mise au point de ses machines célibataires : hautement concertée. Les mécanismes sont aussi précis qu'un système d'horlogerie, la phrase est un modèle de style, on ne peut se méprendre sur les mots, les éditions sont exemplaires dans leur typographie, ainsi que dans l'agencement du texte par rapport à l'image et vice-versa. Comme aurait pu l'écrire un Pierre Boulez, il s'agit d'un désordre remarquablement organisé. Et comme banque d'images, l'iconothèque d'André Balthazar est riche d'espèces sonnantes et trébuchantes.

Cet état de fait n'est cependant pas éternel, car quelle est à terme la destinée de l'iconothèque d'André Balthazar ? Le Centre Daily-Bul and Co est en première ligne pour en faire l'inventaire, en tout ou en partie, dans la mesure où il dispose déjà d'une part importante des archives du Daily-Bul. Le Centre est aussi appelé à prendre ses quartiers au Château Gilson, où pourrait être reconstitué le bureau d'André Balthazar, son atelier de création, avec, qui sait, l'appoint de quelques œuvres originales.

Le catalogue raisonné d'une iconothèque lorgnant savamment vers le déraisonnable reste donc à établir. Mais comme André Balthazar a écrit un opuscule à propos de Mozart, Le Petit Mozart, sa collection d'images parlantes et de paroles imagées porte plus loin qu'un air de catalogue. Et ce diable d'homme avait une iconothèque d'enfer.


Philippe Dewolf

Texte adapté de la communication donnée aux journées d'étude Les Iconothèques d'écrivains - XXe siècle (1920-1980), à Bruxelles, Maison de la Francité, les 15 et 16 septembre 2021.

1. André Balthazar. L'Humour dans l’œuvre d'Henri Michaux. Mémoire de fin d'études en philologie romane, 1956. Bruxelles, ULB, MEM T00989M.
2. Voir à ce sujet, Le Daily-Bul : quarante balais et quelques. Entretien avec Jean-Pierre Veheggen. La Louvière, Le Daily-Bul, 1998.
3. Eugène Quix, L'arbre généalogique de la Belgique sauvage. Bruxelles, Phantomas, 1978.
4. Paul Colinet, l.a.s. à Pol Bury, 6 novembre 1957. In Eugène Ionesco – André Balthazar, Pol Bury. Bruxelles, Cosmos, 1976, p. 317.
5. Dictionnaire des références, in Pol Bury, op. cit., p. 303. Le premier point semble avoir été abandonné, s'agissant d'un prescrit peut-être trop voyant.
6. Marcel Havrenne, Linéaments d'un univers Bûl. Le Daily-Bûl, no 1, mars 1957, La Louvière, Éditions de Montbliart, n. p.
7. Pol Bury, Léon III l'Isaurien dit l'Iconomaque – Essai d'iconophobie. Bruxelles, Cosmos, 1977.
8. André Balthazar et Georges Vercheval, Fenêtres à vue. La Louvière, Le Daily-Bul, 1977.
9. Daily-Bûl, no 2, juin 1957, p. 2.
10. André Balthazar, Le Temps à tâtons. La Louvière, Le Daily-Bul, 2021.
11. Selon Marcel Piqueray au micro de Théodore Koenig. Archives Sonuma.

Remerciements à Jacqueline et Catherine Balthazar, Pascal Van Roy, Thérèse Marlier, Antonio Moyano, Frans De Haes, Wolfgang Osterheld, Jan Baetens.

Légendes photos :
 1. André Balthazar, Pan Pan Pan, etc. Emboîtages pour l’hebdomadaire satirique Pan.
 2. Anonyme, Emballages d’oranges. Papier de soie imprimé, 20 x 25.
 3. Anonyme, Petit bestiaire. Travail artisanal sur bois.
 4. Pol Bury, Colonne. Acier inoxydable, moteur électrique, 200 x 100 x 25. 1973.
 5. Anonyme, Charles De Gaulle. Bougie à l’effigie du général (la tête penchée est due à son exposition au soleil). Stéarine ou cire, 22 x 9,5.
 6. Reinhoud, Personnage fantastique. Cuivre sur tommette pour le socle. 35 x 20 x 18. Début des années 1980.
 7. Pol Bury, Bah. Bois teinté, tiges de métal, moteur électrique, 45,5 x 52 x 17, 1964.
 8. Jiři Kolař, sans tire. Collage, 26,5 x 32. Ca 1982
 9. André Balthazar, Les sept crabes. Carapaces de petits tourteaux (ramassés à Saint-Brieuc) collées sur fond blanc. 28,2 x 35,8 x 5. V. 1990.
 10. Philippe Dewolf, Dédicace à quatre mains de Cantiques polychromes: André Balthazar, Jacqueline Balthazar et Marcel Piqueray. La Louvière , 1994.
 11et 11a. André Balthazar en son grenier, 23 juin 1996, par Wolfgang Osterheld.

Philippe Dewolf
°Bruxelles, 1952. Responsable de rubrique à la radio-télévision belge, de 1979 à 2014. Chroniqueur littéraire et artistique, avec un intérêt marqué pour le surréalisme. Prépare un essai biographique au sujet du poète Marcel Lecomte. En 2006, en réponse aux commémorations mozartiennes tous azimuts, signe un lexique pamphlétaire – Mozart's Lexicon – publié au Daily-Bul.

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