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« L'Innocence des objets », d'Orhan Pamuk (Gallimard, Paris, 2012)
L'Innocence des objets, d'Orhan Pamuk (Gallimard, Paris, 2012) Le livre passionnera les lecteurs du roman intitulé Le Musée de l’innocence (Gallimard, Paris, 2011), dont il constitue le correspondant visuel très fidèle.

Il est susceptible de captiver tout autant l’anthropologue (professionnel ou amateur) soucieux de relever l’ensemble des rites auxquels se soumettent les collectionneurs. Notamment la recherche des objets et des lieux où les emmagasiner, les opérations d’acquisition, de stockage, de rangement et de classification, la confection des coffrets de mise en exposition. Et ceci d’autant plus que l’auteur n’est pas avare de renseignements sur les boutiques d’ « antiquaires » où trouver les souvenirs et sur les manières de prendre parfois distance avec l’authenticité des objets, en les re-créant ou en en trouvant des substituts.

En conviant chaque habitant d’Istanbul à créer son propre musée, Orhan Pamuk inaugure par ailleurs de nouveaux rites susceptibles d’être suivis par tous ceux qui se passionnent pour les objets de la vie courante. Un de ses principaux desseins ne consiste-t-il pas à donner des conseils très concrets sur la manière permettant à chacun d’établir le musée de sa propre singularité !

Mais qu’est-ce qui a pris au prix Nobel de littérature 2006 de se lancer dans pareille aventure ? Aventure totalement originale, puisque, selon ses propres termes, il s’agissait de peindre avec des objets non seulement la vie quotidienne des Stambouliotes, mais surtout les émotions qu’ils sont appelés à découvrir tout au long de leur vie amoureuse : toute la gamme des sentiments liés aux moments de bonheur et de tristesse, aux exaltations et aux désespoirs.

Plus qu’un catalogue d’objets, L’Innocence des objets se découvre ainsi comme le livre des souvenirs nostalgiques d’un habitant d’Istanbul qui a vu sa ville se transformer profondément et qui souhaite conserver l’essentiel de ce qu’il a pu ressentir en partageant la vie de ses congénères. Par plus d’un aspect, le livre tient autant de l’histoire du collectionnisme populaire que du catalogue de souvenirs liés à des photographies de famille et à des babioles conservées dans la maison, qu’il s’agisse d’ustensiles de la vie quotidienne, de matériels divers – par exemple les taximètres des années 70, les publicités médicales suggestives et les globes terrestres des cours de géographie – ou même de vêtements les plus triviaux. Ainsi le visiteur ira jusqu’à trouver dans le musée la petite culotte blanche, les socquettes et les robes portées par la fiancée du héros principal du roman.

Le simulacre du musée authentique (ceci dit, réellement ouvert par Pamuk) brouille à ce point les pistes qu’à tout moment, le visiteur, tout comme le lecteur du roman, se demande si la narration renvoie ou non à des événements réels. L’exposition d’objets matériels possède une telle force de présence qu’elle provoque la croyance que les personnes évoquées ont réellement existé. Les héros principaux prennent vie, à l’instar des premiers collectionneurs stambouliotes, ceux-là même que Pamuk montre passionnés par le monde cinématographique au point de remplir leurs appartements et annexes d’une multitude de traces sur les films : photos, affiches, dédicaces des starlettes, coupures de presse, morceaux de pellicules. Ce n’est pas seulement dans la tête du visiteur ou du lecteur que cette conviction s’inscrit, car en s’élaborant au niveau collectif des usages de la ville, elle devient un mythe puissant nous entraînant tous à y adhérer sans condition. Pour peu, nous serions prêts à suivre les encouragements de Pamuk à créer nos propres musées sur nos sentiments et nos émotions. Appliquant ses conseils, nous encouragerions nos amis et voisins à suivre la même voie : montrer l’âme de leurs objets et leur capacité à révéler ce que nous sommes et ce que nous avons été.

Ainsi, le dispositif mis en place par Pamuk dans le musée de briques et de bois qu’il a constitué et dans le livre-catalogue qui l’accompagne, complète d’une façon magnifique l’arsenal de transformation des événements fictifs en éléments réels rêvé par tout narrateur. En donnant priorité aux objets sur les mots, la puissance descriptive se voit démultipliée.

Dès lors, la présente notice de lecture revient moins à rendre compte d’un livre particulier qu’à saluer la triple performance de Pamuk : écriture d’un roman, création d’un musée chargé d’en «peindre les différents chapitres » et rédaction d’un catalogue sur le contenu et sur la confection dudit musée. Par la mise en abîme des trois dispositifs, le prix Nobel de littérature se propose tout à la fois comme un ordonnateur, un démiurge, un façonneur d’une vérité irréfutable, capable de nous convaincre de la réalité de son Istanbul, de son Bosphore et de ses bateaux, de ses promenades en voiture américaine le dimanche, de la saveur des chewing-gums achetés en vue de compléter les séries de chromos de vedettes que contiennent leurs emballages.

En augmentant encore l’attrait de L’Innocence des objets, les superbes photographies en noir et blanc ou en couleurs constituent un atout supplémentaire à ce livre hors normes et ancrent davantage encore la véracité des témoignages qu’elles sont censé apporter. Car dans ce livre qui traite d’objets collectionnés et qui en fournit d’innombrables illustrations, les dessins, les peintures et les collections de photographies montrant des scènes de rues ou des personnes individuelles ou en groupes sont loin de manquer.

En 2004, Umberto Eco avait déjà réalisé un mélange puissant de fiction, de souvenirs et d’éléments objectifs, en créant et publiant La Mystérieuse Flamme de la reine Loana. Mais le spécialiste italien des pastiches et collectionneur des livres de science inexacts avouait bien vite sa rouerie, tout en montrant la capacité des souvenirs individuels à se mêler étroitement à la mémoire de toute une génération.

L’innocence feinte de Pamuk se veut plus profonde encore. S’il existe une démarche à l’opposé même de toute innocence, c’est bien celle qu’il s’est entrepris de construire. Le voilà conduit à nous enlacer, d’une manière tout aussi prégnante que celle utilisée par son héros pour embrasser sa fiancée. C’est ainsi que les souvenirs – vrais, simulés, faux – de Pamuk finissent par se mêler aux nôtres, dévoilant la capacité d’envoûtement que possèdent les objets du passé.


Axel GRYSPEERDT
8 janvier 2013

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