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Axel Gryspeerdt : L'univers machinique des collections d'art et de culture
Axel Gryspeerdt Introduction

A quelles conditions, le modèle des médiasphères proposé par Régis Debray est-il applicable aux collections ? En quoi le recours à la médiologie aide-t-il à éclairer le phénomène artistique et culturel du collectionnisme ? Voilà les deux questions qui sont à l’origine de cet article.
A un moment où quelques historiens commencent à se préoccuper de l’existence des collectionneurs, il est sans doute utile de s’interroger sur les formes que les collections prennent au cours du temps et sur les modifications éventuelles du comportement des collectionneurs. Pendant longtemps en effet, ces derniers ont été considérés comme des acteurs secondaires du monde de l’art, voire même comme des personnes totalement insignifiantes, ne jouant qu'un rôle purement accessoire. Ce n’est que depuis les travaux de Krzysztof Pomian, et surtout à partir des années 2000, que le sujet semble retenir l’attention de quelques chercheurs, du moins en Europe. En 2011, ils restent encore peu nombreux à s’y intéresser.
Les approches médiologiques, initiées par Régis Debray, peuvent-elles être de quelque secours pour comprendre les évolutions et les changements d’attitudes et de comportement ? En s’arrêtant sur ce sujet, il s’agira donc aussi de s’interroger plus précisément sur la pertinence du modèle des médiasphères, aujourd’hui encore peu connu lui aussi.L’évaluation de ce modèle apparaît d’autant plus opportune qu’il a été l’objet de critiques multiples sur sa scientificité disciplinaire éventuelle.

Pourquoi des médiasphères ?

Aux yeux Régis Debray, la question la plus importante, ne serait-elle pas finalement, « dans quel univers machinique vivons-nous ? » plutôt que la question traditionnelle « qui sommes-nous, d’où venons-nous et où allons-nous ? ».
A première vue, cette approche semble davantage prosaïque. Mais chaque terme de la question porte à conséquence : le dans, qui implique l’immersion ; l’univers, qui laisse supposer un environnement écologique particulier ; le machinique, qui évoque l’instrumentation technique inventée par l’homme, et le vivons-nous, qui renvoie aux modalités de comportements propres à chacun des hommes, selon le type d’habitat dans lequel il est plongé. Cet habitat lui-même n’est-il pas baigné dans un environnement écologique naturel et dans une culture particulière, elle-même façonnée par la manière dont les hommes, qui y vivent, ont transmis le passé à leurs descendants ? Dans ce cadre, la culture qui intègre les comportements acquis, permet de se débrouiller dans un environnement complexe, lui-même dominé par les relations existant entre les hommes et par les relations existant entre ceux-ci et la nature, ainsi que par les tendances que les hommes montrent vers l’imaginaire et vers le spirituel.
Aux yeux de cet auteur, non seulement le dans, l’univers, le machinique et la manière dont nous vivons interagissent et constituent un système, mais en outre, ces quatre éléments sont intimement liés aux manières de voir, de sentir, de percevoir, de juger, de ressentir et de penser le passé et le futur.
D’une certaine manière, ils permettent ainsi de comprendre les ressorts psychologiques et anthropologiques qui gouvernent les hommes, dès que sont précisés pour chaque phase historique
  1. les modes d’immersion (le dans),
  2. l’écologie des objets qui les entourent (l’univers propre),
  3. les dominantes technico-sociales de l’époque (le machinique),
  4. les comportements des hommes face aux objets, à la nature et aux autres hommes (la manière dont nous vivons).
Ainsi apportent-ils une certaine relativité à la question traditionnelle « qui sommes-nous, d’où venons-nous et où allons-nous ? », en montrant la nécessité de resituer celle-ci dans le contexte historique de son énonciation. Mais en outre, ils fournissent des éléments susceptibles de conférer un éclairage sur les évolutions manifestées dans divers domaines.
Déjà, dans les années 1950-1970, le canadien anglo-saxon Marshall McLuhan avait largement abordé la question des univers machiniques qui se succèdent, en s’interrogeant sur le rôle des moyens de communication majoritaires dans les diverses périodes qui ont traversé l’histoire de la civilisation occidentale, dont il souhaitait faire l’analyse. Ingénieur de formation, interpellé par le développement novateur des technologies du son et de l’image, McLuhan avait en fait construit, à partir de données de type plutôt littéraires, ce que l’on pourrait appeler une théorie générale des médias, basée sur l’introduction de technologies novatrices, à savoir successivement l’écriture, l’imprimerie et les moyens électroniques de télécommunication.
Plusieurs analystes ont émis l’hypothèse que Régis Debray s’est inspiré de cette théorie générale pour construire ses propres « médiasphères » ou univers culturalo-techniques différenciés, caractérisés successivement par une primauté de l’oralité, du texte reproductible et de la communication englobante.
A leurs yeux, la typologie proposée par Régis Debray, qui distingue logosphère, graphosphère et vidéosphère, ressemble à un calque contemporain de la manière mcluhanienne de découper l’histoire.
De même que le professeur canadien, le philosophe français ne semble-t-il pas, lui aussi, convaincu que ce qui se modifie le plus dans le monde est l’évolution technologique constatée au cours des siècles ?

Evolution du domaine artistique

Si Régis Debray a appliqué sa modélisation à différents domaines - par exemple la perception face aux événements d’information (voir notamment L’Etat séducteur. Les révolutions médiologiques du pouvoir, Gallimard, Paris, 1993) -, avec son ouvrage Vie et mort de l’image, c’est dans le domaine de l’art que son argumentation semble la plus probante
Dans « Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident » (Gallimard, Paris, 1992), en effet, Régis Debray fournit une application de sa pensée au monde de l’art en montrant que le regard des hommes est profondément modifié dès que les quatre éléments que nous avons identifiés plus haut viennent à changer.
Parlant de médiasphère pour désigner chacune des principales périodes de l’histoire, il distingue successivement ce que l’on pourrait appeler une appréhension magique de l’art, dans laquelle l’homme coexiste avec l’art et se protège grâce à lui, une appréhension esthétique de l’art, dans laquelle l’art est considéré comme une valeur en soi et une appréhension relative de l’art, dans laquelle l’art agit comme un vecteur de communication et de consommation.
Selon Debray, en effet, dans une première phase, l’homme utilise l’art pour sa propre protection – les idoles permettant notamment un recours aux divinités - ; dans une seconde phase, il admire l’art, et, enfin, dans une troisième phase, l’art lui sert à vendre et à communiquer. Cet usage différencié de l’art intervient respectivement dans des univers dont le premier est caractérisé par un rapport magique ou religieux au monde. Le second univers est caractérisé par un rapport esthétique et le suivant est caractérisé par un rapport commercial ou économique en relation avec un marché. L’art connaît ainsi une histoire, passant de l’art comme élément d’intercession, à l’art reconnu comme tel, avant de disparaître en tant que valeur propre.
Les exemples donnés par Régis Debray sont assez percutants, notamment quand il oppose Venise, ville-musée où l’art est objet d’émerveillement, à Naples, dans laquelle l’art se trouve « à chaque coin de rue », incarné dans les statues de la Vierge Marie ou dans les processions qui sillonnent la ville (Debray, 1997). Selon la même logique, Bilbao, dont la notoriété et la renommée se sont fortement accrues après l’installation de la fondation Guggenheim, serait exemplative de la vidéophère.
Dans cette modélisation élaborée par Régis Debray, chaque phase est également profondément marquée par une dominance sensorielle spécifique.
Marshall McLuhan n’avait-il pas insisté déjà sur les dominantes sensorielles propres aux quatre grandes étapes historiques, qu’il avait établies sur base de mutations ou de révolutions techniques ? Ainsi, avant l’avènement de l’écriture, l’imprégnation sensorielle était-elle, selon lui, de type acoustique et tactile. Selon lui, les membres de la tribu en effet sont informés sans médiation de type technique. Si l’écriture entraîne quelques bouleversements, en étendant l’univers aux événements marquants qui surgissent hors de la sphère de la tribu, durant la période définie par McLuhan par l’intitulé de la Galaxie Gutenberg, la vision – qui a pour effet de segmenter, de séparer et d’isoler - devient dominante, étant donné l’avènement de l’imprimerie et de la lecture à voix basse qui accompagne celle-ci. Quant à la Galaxie Marconi, McLuhan estime qu’elle marque en quelque sorte, le retour, mais un retour étendu car mondialisé, à une imprégnation totale des nouvelles, par le biais des médias électroniques. Ce qui amène McLuhan à parler de la notion de village global et à mettre en évidence le système nerveux central comme vecteur principal de la perception.
Dès lors, restant dans le domaine de l’art, on peut tester l’hypothèse selon laquelle l’univers machinique dans lequel les collectionneurs sont plongés, n’est pas sans conséquences sur leur façon d’agir et de collectionner.

Rôle des collectionneurs comme personnalités influentes

L’affirmation des collectionneurs en tant qu’acteurs primordiaux dans le domaine de l’art et de la culture est récente. Pendant longtemps leur rôle a été considéré comme un rôle de deuxième couteau, loin derrière les agents principaux du monde de l’art, à savoir les artistes, les conservateurs de musées, les galeristes et les critiques. Ce n’est qu’avec l’entrée dans le 3ème millénaire qu’ont émergé de manière frappante des acteurs, aujourd’hui considérés comme capitaux dans les circuits artistiques : les commissaires d’exposition, les curateurs et les collectionneurs.
Actuellement, les baromètres indiquent que parmi les gens les plus influents dans l’art, certains d’entre eux occupent une place essentielle. C’est le cas par exemple de personnalités telles François Pinault, Charles Saatchi, José Berardo, Eli Broad, Soichiro Fukutake, Victor Pinchuk, Eugenio Lopez Alonso, Guy et Myriam Ullens,...
Selon le magazine français L’œil, daté de mars 2011, parmi les personnes les plus influentes du monde de l’art en France, la catégorie la plus nombreuse est occupée par les responsables de musées ou de centres d’art -présidents, conservateurs, directeurs-, qui représentent 30 % de l’ensemble. Mais cette catégorie est suivie en deuxième lieu par les collectionneurs (8/50, soit 16 %), puis par les artistes (7/50, soit 14 % de l’ensemble). Viennent seulement ensuite les galeristes (4/50), les propriétaires de maison de vente (4/50), puis les personnalités politiques (3/50). Les autres catégories cumulées (par exemple, architectes, directeurs de foire, curateurs) représentent 9 personnes, dont deux directeurs de fondations privées.
Menée au niveau international, la même étude montre que le rôle joué par les collectionneurs est encore davantage marqué. Occupant à nouveau la seconde place derrière les responsables d’institutions publiques ou semi-publiques, ils alignent en effet 21 personnalités ou même couples de collectionneurs sur les 100 personnes les plus influentes du monde de l’art. La catégorie des collectionneurs se situe ainsi loin devant celle des artistes (12/100) et celle des galeristes (12/100). Quant aux responsables des institutions muséales, tous titres confondus, l’enquête en présente 24, soit légèrement plus que celle des collectionneurs et moins d’un quart de l’ensemble des personnalités repérées (1).
Quant à elle, la méthode adoptée par le groupe de presse spécialisé dans le domaine artistique s’appuie sur un classement effectué au sein des rédactions conjointes du Journal des Arts et de la revue L’Œil, après un débat et une large récolte de documentation sur le monde de l’art. Les débateurs sont particulièrement conscients du rôle joué par l’actualité et par les événements survenus dans les mois précédents.
Vu que le classement a été opéré par des spécialistes, la tendance observée paraît suffisamment significative : l’importance actuelle des collectionneurs dans le monde de l’art est loin d’être négligeable. Elle s’avèrerait même fondamentale. Cependant, vu qu’il s’agit d’un premier classement, il n’est pas possible de comparer avec les années antérieures, afin de pouvoir mesurer les évolutions. Mais la rédaction annonce dès à présent que l’exercice sera annuellement mené. Elle insiste aussi sur le fait qu’intentionnellement les principales catégories citées –directeurs de musée, collectionneurs et artistes– n’ont pas été hiérarchisées, mais bien mêlées (ce qui est particulièrement révélateur). Dans ses commentaires, elle relève néanmoins le fait que « cette hiérarchie (ce classement) est provisoire, car le monde de l’art enregistre depuis une vingtaine d’années des mutations structurantes : développement des musées, multiplication des expositions, essor du marché de l’art. Ces mutations continues, entretenues par la mondialisation en cours et la révolution numérique, remettent en cause presque chaque année les positions acquises». (2)
Les baromètres anglo-saxons arrivent quasiment au même diagnostic depuis 2009. Ainsi, le magazine américain ARTnews et le mensuel anglais The Art Review citent-t-ils l’un comme l’autre le collectionneur François Pinault en tête de leur classement annuel des personnes les plus influentes dans le domaine de l’art, avec respectivement la première place sur 35 et la première position sur 12 personnalités citées. Il est vrai que, parmi les collectionneurs, Pinault offre une caractéristique spécifique, en cumulant son rôle avec celui de propriétaire de Christie’s. Mais, comme on le verra, d’autres collectionneurs s’orientent de plus en plus vers le monde du marché de l’art. Un des premiers méga collectionneurs à avoir investi ce marché, en créant sa propre galerie d’art n’est-il pas l’anglais Charles Saatchi, suivi notamment en France par Pierre Berger, ayant lui aussi ouvert une salle de vente aux enchères ?

Histoire des collectionneurs

Le fait que les collectionneurs ont été considérés pendant longtemps comme des agents sans influence fournit probablement une explication à l’observation selon laquelle les historiens ont mis, eux-aussi, longtemps avant de s’intéresser à l’origine et à l’évolution des collections, tout en restant encore peu nombreux. La seule exception, fort sérieuse au demeurant, est fournie par les travaux d’analyse de Krzysztof Pomian, qui non seulement essaye de resituer l’histoire des collections particulières dans le parcours de l’ensemble des collections –publiques et privées, notamment les musées- mais aussi de chercher à en comprendre la nature et la signification. A ses yeux, collectionner, c’est avant tout isoler des objets de leur réseau naturel, les séparer de leurs fonctions premières pour leur assurer un avenir et une pérennité.
Dès lors, s’interroger sur l’histoire des collections revient à trouver les lieux spécifiques dans lesquels les objets sont entassés et amassés en dehors de leurs fonctions traditionnelles.
Ainsi, les premières réserves d’objets isolés des autres objets ne sont autres, aux yeux de Krzysztof Pomian (2003), que les tombes, les temples, les sanctuaires et les lieux de dévotion, dans lesquels des objets riches, tout autant par leur façonnement que par les matériaux utilisés, sont rangés hors des regards et des intentions de vol des envieux. Il s’agit de trésors civils ou religieux, largement protégés de toute disparition, rarement exposés à la vue d’autrui, sinon lors de moments particuliers : enterrement de souverains, processions en l’honneur de saints. Ces objets sont parfois arrivés dans ces lieux à l’occasion de rapines et de butins, comme les trophées pris à l’ennemi, ou encore par le souci d’extraire de l’environnement des puissants les objets qu’ils emporteront avec eux dans une nouvelle vie après leur passage dans l’au-delà. Dans un certain nombre de cas, il s’agit également de reliques ramenées des lieux saints par des pèlerins ou des croisés et mises sous la protection d’institutions ecclésiastiques.
Ainsi les premières collections peuvent-elles apparaître comme constituées d’objets hyper-protégés, quasiment mis au secret, dérobés aux regards d’autrui et souvent eux-mêmes capturés en vue d’être dorénavant gardés avec la plus grande vigilance.
Preuves du pouvoir laïc ou religieux, elles peuvent parfois constituer de grands ensembles, mais le plus souvent, elles regroupent seulement quelques objets symboliques. A Venise, les reliques de Saint Marc renvoient non seulement à une tradition chrétienne, mais sont soutenues par les tenants de la République.
Les pièces sauvegardées sont nettement moins l’objet d’admiration pour elles-mêmes que par ce qu’elles sont censées représenter : l’habilité des chefs d’armée à vaincre les ennemis, le pouvoir et la richesse des souverains, la personnalité et la sanctitude des défunts.
Et c’est davantage au travers des objets que la collection opère. Même si elles sont parfois l’objet d’inventaires, les pièces collectées sont peu sélectionnées au départ. Elles résultent d’une recherche générique – des pierres, des ossements, des biens pris à l’ennemi – davantage que de recherches particulières – telle pierre, tel os, telle statue, tel thème. Dans un univers où l’imprimerie n’existe pas encore, la collection est davantage évoquée et manifestée que décrite ou racontée ; elle s’entoure d’un halo de mystère et de discrétion. Néanmoins, on la pense souvent « plus riche » qu’elle n’est en réalité. Mais, il est vrai que, dans cette période, n’existent ni les experts capables d’en estimer la valeur, ni l’expertise permettant de s’assurer de celui-ci.
Un exemple peut être recherché dans les jardins où Tibère (42 av. J.C. – 37 ap. J.C.), voulant s’éloigner de Rome, se réfugia à Capri : là, l’empereur romain a amassé une série de statues et de bustes sculptés qui lui rappellent ses victoires passées et l’ensemble de ses succès militaires.
D’une toute autre nature est la démarche sélective de Johann Wolfgang Von Goethe (1749-1832), au 18ème et 19ème siècles, lorsque, de ses voyages et plus particulièrement de son grand voyage en Italie de 1786 à 1788, il ramène, pour ses propres collections, des dessins, des antiquités, des végétaux et des échantillons de pierres, choisis avec le plus grand soin par lui, ainsi que des objets précieux pour celles de Charles-Auguste de Saxe-Weimar-Eisenach (1757-1828), à l’époque duc de Weimar. Il se passionne pour l’art, comme pour les richesses fournies par la nature. Devant l’art et les autres objets collectés, il adopte une attitude contemplative et méditative. En toutes choses, il privilégie nettement la vue, la perception et le regard et affiche une volonté de connaître Dieu « in herbis et lapidibus ». (Paul-Henri Bideau, Goethe, P.U.F., Paris, 1984, p. 39). Comme l’écrit de manière plus générale, Krzysztof Pomian, la collection « doit témoigner du goût et du savoir du propriétaire, pas seulement de sa richesse ou de sa puissance » (Pomian, 2003, p. 337).
Goethe rejoint ainsi la tradition des humanistes de Venise du 15ème siècle, tel Jean Bessarion (1403-1472) qui réunissent l’orientation littéraire et scientifique, « la passion pour l’Antiquité et la curiosité pour les choses naturelles » (Pomian, 2003, p. 49). Comme Bessarion, il s’intéresse aux mathématiques, à l’astronomie et à la technique. Dans le même temps, l’un et l’autre apparaissent comme des érudits, empressés d’écrire des livres ou des manuscrits, à partir de leurs récoltes d’objets et des informations qui les accompagnent. Les collectionneurs humanistes privilégient en effet le savoir, d’autant plus que la propagation des manuscrits, puis le développement de l’imprimerie, favorisent le travail de dissémination des connaissances. Ainsi la graphosphère semble-t-elle créer de nouveaux comportements chez les collectionneurs, désormais enclins à privilégier le savoir. « Je veux m’attacher aux grands objets, m’instruire et me cultiver… » (Goethe, 2003, p. 155). A propos des minéraux, qu’il collecte sans cesse, il ajoute : « On voit assez clairement combien une exacte connaissance des matériaux, sur lesquels ont travaillé les arts, aide à les apprécier ». (idem, p. 160). La soif de visiter d’autres collections d’objets d’art (mobilier et vaisselle), de peintures, de médailles, de livres et de plantes procède du même esprit : s’instruire et mieux comprendre le monde. Il s’agit ainsi de recueillir, relater, dessiner, figurer, inventorier, classer, classifier, analyser, comparer.
Plus près de nous, vu leur attitude contemplative et vu le souci de conserver leurs collections intactes et « en l’état » après leur mort, le Docteur Albert Barnes, inventeur de l’Argyrol (USA, 1872 – 1951) et Isabella Steward Gardner (USA 1840 - 1924) appartiennent à la même génération de collectionneurs, dont les princes du Liechtenstein incarnent, depuis 1650 jusqu’au milieu du 19ème siècle, l’archétype.
Mais, le dernier d’entre eux en date a modifié le comportement familial en ouvrant largement aux visiteurs les biens conservés dans la famille, largement complétés et reconstitués par lui, après les tragiques épisodes nazis et soviétiques dans la tourmente desquels ils s’étaient trouvés. Hans-Adam II von und zu Liechtenstein, quinzième souverain né en 1945, incarne un nouveau type de collectionneur, prônant et manifestant une volonté d’ouverture. Outre l’inauguration d’un musée privé dans son château de Vienne en 2004, il favorise le prêt des œuvres et organise diverses expositions à l’étranger, par exemple, à Londres en 2009 et à Evian en 2011, dans le but manifeste d’en augmenter la notoriété, et par jeu de ricochet, la valeur financière. A son image, une majorité de collectionneurs contemporains n’hésitent plus à ouvrir largement leurs portes, à se confier aux mass médias et à procéder à des déclarations affirmant haut et fort leur statut de collectionneur. Ils accordent des interviews, se laissent photographier en compagnie de leurs œuvres, et deviennent les « héros » de livres largement illustrés (3). Un certain nombre d’entre eux ouvrent des musées, créent des fondations et mettent aux enchères les objets dont ils souhaitent se « débarrasser ». Pour bon nombre d’entre eux, la voie est désormais ouverte à la rencontre largement sollicitée et à la présentation publique, voire à la confrontation.
De ce bref parcours (4), peuvent se dégager quelques tendances globales.
Notamment, les lieux principaux où s’entreposent et se déposent les collections changent ainsi au cours de l’histoire
  • d’abord, les collections sont enfermées dans des chambres secrètes, des coffres forts où on sauvegarde les trésors, dans des cavernes, dans des maisons fermées, dans des palais, dans des églises..;
  • à la période suivante, on les trouve principalement dans des cabinets dits de curiosité, dans des studios, dans des jardins et dans des galeries, accessibles, mais réservées aux initiés et aux amis ; certains objets sont légués aux grands musées publics, d’autres rangés dans les salles de séjour ;
  • enfin dans la dernière période les objets collectionnés occupent l’ensemble ou des parties importantes de la maison, jardins, halls, livings, cuisines, ou encore se donnent à voir dans des musées privés, dans des fondations, ou dans des hangars spécifiques ouverts au public.
De même, ainsi que les premières collections s’établissent dans le bruit et le tumulte des opérations militaires et des rituels processionnels, les secondes sont retenues dans la quiétude des cabinets de curiosité et des bibliothèques privées. Quant aux plus récentes, elles sont montrées dans les magazines, présentées par de nombreuses photographies, exhibées dans des salles de vente.

Pour une médiologie des collections

Les manières de collectionner seraient-elles ainsi corrélées à ce que Régis Debray appelle les médiasphères ou, selon sa propre définition « milieux de transmission et de transport des messages et des hommes, avec les méthodes d’élaboration et de diffusion intellectuelles qui lui correspondent. » (Debray, 1991, p. 229) ?
A première vue, trois grandes périodes principales, plus ou moins clairement délimitées, se dégagent, en effet, de l’évolution des collections, à savoir
  1. une première période dans laquelle on peut se demander si les objets rassemblés et mis à l’abri des convoitises méritent ou non d’être désignés par le terme de collection, que Krzysztof Pomian leur accole. Le propriétaire de ces ensembles d’objets est défini principalement en fonction de son statut social ou de la fonction qu’il occupe, que cette dernière soit de type régalien, militaire ou religieux. En quelque sorte, la collection s’impose et en impose.
  2. Une période où se manifeste la curiosité puis le goût de personnes qui trouvent dans les objets qui leur conviennent, une espèce de similarité avec leurs affinités profondes. Dans un certain nombre de cas, l’ensemble collecté peut même apparaître comme un signe identificatoire de la personne. Selon son tempérament, le propriétaire reste plus ou moins discret et réservé sur l’ampleur et la nature de sa collection, se contentant d’en admirer les diverses pièces et de les réserver à quelques privilégiés, voire à quelques initiés. Homme de goût autant que de savoir, le collectionneur de cette période souhaite préserver l’aspect inaltérable d’une collection que pour autant il ne considère pas comme définitive et qu’il continue à alimenter en objets nouveaux. Il peut se passionner pour sa collection dont il admire les pièces récoltées. En quelque sorte, la collection se vit pour soi.
  3. Enfin, devenant conscients du rôle qu’ils jouent dans la société, certains collectionneurs souhaitent partager leur passion avec un grand nombre de leurs contemporains – et des membres des générations futures – en rendant visibles leurs collections, soit par la création d’instances spécifiques, de leur vivant, musées ou fondations privées, soit par la réalisation de donations testamentaires. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de légitimer la singularité de leurs goûts et la pertinence de leur sélection. Leur action contribue à augmenter leur notoriété et à transporter leur renommée au-delà de leur lieu d’habitat. En quelque sorte, la collection se présente pour les autres ; elle peut même s’exhiber, s’échanger et se vendre.
A l’ère contemporaine, les deux dernières modalités peuvent se juxtaposer. De toute manière chacune des périodes relate une dominante et non pas une exclusive. A première vue, il ne semble guère compliqué d’imaginer une correspondance entre les trois périodes ainsi définies et les grandes phases attribuées par Régis Debray à l’histoire de l’art, dont il a été question antérieurement, dans cet article, à savoir
  • l’objet d’art comme intercesseur vis-à-vis d’une grandeur qui le dépasse ;
  • l’objet d’art comme valeur et élément de contemplation, de vénération et d’admiration ;
  • l’objet d’art comme moyen de reconnaissance et de renommée.

Collections et médiasphères

Dès lors pourrait être imaginée une forme de similarité entre les périodes marquant l’évolution des manières de collectionner et les trois médiasphères définies par Régis Debray.
Dans ce cas, la première période correspondrait à l’avant graphosphère, où dominent les fonctions de préservation, de sauvegarde et de protection. Le propriétaire protège « sa collection » qui elle-même est dotée d’une puissance symbolique, voire d’une force magique, susceptible, en retour, de le protéger des « forces du mal » et des « maléfices », et de l’aider à lutter « contre le sort et les sortilèges ». Il s’agit par exemple de l’amener à mener une vie décente après la mort, à l’épargner des épidémies, à lui assurer la richesse à long terme, d’une manière générale, à conjurer le sort.
La deuxième aurait les traits de la graphosphère. Aux yeux du collectionneur, la collection devient un idéal, quelque passion à combler, une volonté souvent sans cesse assouvie de toujours vouloir la compléter. Facilitées par les techniques de reprographie, les informations circulent ; les collectionneurs sont amenés à se rencontrer et à procéder, parfois, à des échanges. Mais tout s’effectue dans un cercle de connaisseurs et d’initiés. Les vrais amateurs se reconnaissent entre eux et il n’est pas rare qu’ils se jalousent en se portant quelques formes d’admiration réciproque.
Avec la vidéosphère, la collection devient écran en se rendant publique : elle hésite moins à se montrer. Parfois, même, elle s’exhibe. Elle se vend et elle s’achète. Les objets convoités sont l’objet d’enchères dont, à défaut parfois de donner le nom des investisseurs, on n’hésite pas à publier les montants, obtenus en ventes publiques, qui peuvent être spectaculaires, voire exorbitants. Les collections envahissent de plus en plus le secteur économique. La valeur des objets a tendance à devenir exclusivement marchande. Dans le même temps, beaucoup de collectionneurs n’hésitent plus à sortir de l’anonymat. Leur nom a même de plus en plus souvent le privilège d’apparaître au pinacle des baromètres citant les personnes les plus influentes dans le domaine de l’art.
Ainsi, en fonction des univers technico-sociaux, les lieux, la circulation des informations, les perceptions relatifs aux collections varient profondément.
Certes, le trait est un peu forcé et il s’agit de lui apporter quelques nuances.
D’abord les périodes, de même que les médiasphères n’ont pas des frontières totalement délimitées. A lire Pomian, on se rappellera que les donations aux villes et aux musées publics n’attendent pas le développement de l’imprimerie pour être réalisées en petit nombre. De même, quelques collections particulières épisodiques précèdent le moment où les critères qui définissent la graphosphère sont pleinement observés. Toujours est-il qu’il n’est pas aisé d’indiquer des dates précises et valables pour tout le monde occidental permettant de délimiter aussi bien les médiasphères que les grandes périodes de l’histoire des collections. En conséquence, il est impossible d’évaluer s’il existe une correspondance complète de temporalité entre ces deux ensembles. On ne peut dès lors que présumer une certaine apparenté, permettant de qualifier différemment les collections en fonction des univers technico-sociaux dans lesquelles elles se trouvent. Mais d’une certaine manière, on rejoint ainsi les critiques les plus fréquentes portées à la pensée médiologique de Régis Debray, sur lesquelles il a déjà eu à se défendre (Debray, 1994), se contentant surtout de rappeler que « l’évolution technique des moyens de transmission matérielle donne un fil directeur à la succession historique, apparition et extinction, des systèmes symboliques vivants pour tel ou tel état du monde » (Debray, 1991, p. 230).

En outre, il conviendrait d’introduire dans le modèle ainsi esquissé les nouveaux moyens de communication des années 2010 sur lesquels le médiologue français s’est peu exprimé. La vidéosphère aurait-elle, ainsi que certains « disciples » de Debray l’imaginent, laissé la place à une nouvelle médiaphère ? Convient-il d’entériner le choix de parler d’hypersphère, voire de numérisphère ou même de webosphère ? Les médias sociaux, les Wikis les blogs et le Web 2.0 ne sont-ils pas des techniques et des modes de circulation des traces qui modifient le jeu, en introduisant de nouveaux modes de penser, d’agir et de sentir ?
Une adéquation entre le nouvel univers machinique qu’elles sont censé introduire et les nouvelles formes de collections ne serait-elle pas en train d’émerger ? Qu’en est-il notamment des collections numériques ? Qu’apporte la société en réseaux à la passion et aux manières de collectionner ?
Sans doute est-il trop tôt pour se prononcer de manière précise, d’autant plus que la réflexion théorique en cette matière, malgré les stimulants travaux de Louise Merzeau et de Catherine Berthot-Lavenir, est encore loin d’être particulièrement développée.
Mais, de manière observable du côté des collectionneurs, il s’avère que de nouvelles expérimentations apparaissent, sans qu’on puisse pour autant prétendre qu’il s’agisse là de nouveaux comportements récurrents. Ainsi constate-t-on que depuis 2010 s’ouvrent, à l’initiative des collectionneurs, de nouveaux centres mixtes de rencontre, qui deviennent de véritables lieux de consultation de collections, sous forme de clubs de diverses natures et de nouveaux espaces d’art privés, qui mettent l’accent sur l’idée de communautés de collectionneurs. Ainsi dans diverses villes européennes a-t-on assisté à l’éclosion de lieux davantage associatifs tels la Maison Particulière des collectionneurs français Myriam et Amaury de Solages, située à Bruxelles ou le Rosenblum collection and friends, créé à Paris par un collectionneur professionnellement spécialisé en e-commerce. Certains responsables de ces « centres d’art privés » détenus par des collectionneurs, insistent sur le fait que les « collectionneurs de la génération Internet » manifesteraient moins de retranchement sur leur vie privée, cherchant au contraire à faciliter davantage encore les rencontres et à permettre largement les échanges d’avis et d’informations grâce à l’utilisation de Facebook, Twitter et Flickr (5). D’autres collectionneurs investissent des formules nouvelles, tel le fond de dotation en France.
Une priorité semble donnée au rôle de l’émotion et aux communautés de partage. Pour le moment, face à ces initiatives, il est particulièrement difficile de préciser en quelle mesure il s’agit d’expérimentations temporaires ou au contraire d’expressions durables d’une quelconque webosphère, basée sur l’affirmation identitaire forte de communautés de collectionneurs ? L’important sera surtout d’être attentif aux évolutions, finalement relativement nombreuses, et de voir si, avec l’apparition d’un nouvel univers machinique, le fait de collectionner se voit revêtu de nouvelles significations.

Principales lignes de conclusion

Paraphrasant Daniel Bougnoux, qui s’exprimait à propos des messages en parlant d’écologie des idées, il n’est donc pas interdit de relever que les collections « n’existent pas hors de l’environnement médiatique qui les anime, les nourrit, les reproduit et les recycle à notre insu ». N’ajoutait-il pas, en adoptant une attitude prudente que « le médiologue ne considère pas la pensée comme toute prête, spontanée ou disponible d’avance, mais comme l’adaptation à des réseaux auxquels elle répond en s’y ajustant » (Bougnoux, 1993, p. 531). Dans Vie et mort de l’image, Debray lui-même montrait que les infrastructures techniques étaient toujours ( ?) indissociables de la manière de voir et de penser.
De même, en empruntant à Erwin Panofsky le concept d’homologie structurale, on pourra en quelque sorte ratifier les concomitances ou les co-occurrences observées entre les pratiques des collectionneurs qui se sont profondément modifiées, au cours du temps, et les différents univers machiniques qui se sont succédés en présentant une quasi-simultanéité avec celles-ci. Même si la notion d’époque est relativement élastique, on peut dire que les collectionneurs des diverses générations envisagées ne se comportent pas de la même manière : ils n’ont pas la même conception de la collection ; ils n’en voient pas les mêmes finalités, ni les mêmes accentuations.
Cependant, l’analyse de type médiologique menée à propos des contextes d’immersion n’empêche pas qu’il existe en pratique une diversité de profils de collectionneurs, depuis les plus renfermés sur eux-mêmes jusqu’aux plus ouverts ou encore depuis les plus sélectifs jusqu’aux collectionneurs les plus compulsifs ou les plus obsessionnels. Sans vouloir bâtir ici une typologie exhaustive, on se demandera s ‘il n’existe pas notamment des collectionneurs érudits, aimant s’entourer d’une documentation abondante ; des collectionneurs nostalgiques de leur enfance, pour lesquels les objets sont des éléments de mémoire ; des collectionneurs voyageurs ou nomades, comme Johann Wolfgang von Goethe ou encore des collectionneurs ethnologues, passionnés par une démarche anthropologique face aux pièces récoltées (6). Mais, en indiquant des tendances et des dominances principales, la médiologie et les médiasphères nous aident incontestablement à saisir les évolutions de fond qui caractérisent le contexte dans lequel opèrent les collections.



Références

Bougnoux D. (1993), Sciences de l’information et de la communication. Textes essentiels, Paris : Larousse.
Debray R. (1991), Cours de médiologie générale. Paris : Gallimard.
Debray R. (1992), Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident. Paris : Gallimard.
Debray R. (1993), L’Etat séducteur. Les révolutions médiologiques du pouvoir. Paris : Gallimard.
Debray R. (1994), Manifestes médiologiques. Paris : Gallimard.
Debray R. (1997), Contre Venise. Paris : Gallimard.
Goethe, Voyage en Italie. Paris : Bartillat.
Granet D. et Lamour C. (2010), Grands et petits secrets du monde de l’art. Paris : Fayard.
McLuhan M. (1961), La Galaxie Gutenberg. Paris : Gallimard.
McLuhan M. (1964), Pour comprendre les médias. Paris : Seuil.
McLuhan M. et Fiore Q. (1967), Message et Massage. Un inventaire effets. Paris : Jean-Jacques Pauvert.
Panofsky E., (1967), Essais d’iconologie. Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance. Paris : Gallimard.
Pierrat, E. (2011), Les nouveaux cabinets de curiosité. Paris : Les Beaux Jours.
Pomian K. (1987), Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris-Venise, XVIe-XVIIIe siècles. Paris : Gallimard.
Pomian K. (2003), Des Saintes reliques à l’art moderne. Venise-Chicago, XIIe-XXe siècles. Paris : Gallimard.
Spoiden St. (dir.) (2007), Régis Debray et la médiologie. Amsterdam - New York : Cahiers de recherche des instituts de langue néerlandaise et de littérature française, n° 47, Rodopi.


(1) Le journal des Arts, n° 341, daté du 18 février 2011, Paris, pp. 17-22. Ce journal fait partie du même groupe de presse, intitulé Artclair, que la revue L’oeil.
(2) L’œil, mars 2011, Paris, p. 25.
(3) Notamment, Nadia Candet, Collections particulières. 150 commandes privées d’art contemporain en France, Flammarion, Paris, 2008, et Thijs Demeulemeester, Belgische collection(n)eurs belges, Editions Ludion, Gand, 2010.
(4) D’autres collectionneurs sont cités par K. Pomian, qui ne s’attarde guère, à l’exception de Jean Bessarion, sur ceux qui ont été présentés ou cités ici. (5) Voir notamment le Journal des arts daté du 29 avril 2011, p. 4.
(6) L’analyse détaillée des profils est l’objet d’autres travaux, prochainement en cours de publication.



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