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À propos du journal de Julien Green
Journal intégral, tome 1, 1919-1940,
Laffont, collection Bouquins, 2019

La mauvaise collection

Le but de cette notice n'est pas de dévier (de dévoyer ?) le lecteur ou la lectrice de Collectiana vers le Journal intégral, tome 1, 1919-1940 (coll. Bouquins, éd. Laffont, 2019) de Julien Green, sans doute aucun une des plus grandes surprises posthumes, par la révélation d'une érotomanie et d'une écriture pornographique sans détours, de la littérature du vingtième siècle. Cela dit, ce document sans pareil, quoi qu'on en pense, abonde aussi en réflexions passionnantes sur la vie de l'art, tous médias et toutes formes confondues.
Venons-en donc tout de suite au passage qui devrait intéresser particulièrement l'amateur de collections :

Hier, déjeuner chez Jaloux qui me présente son propriétaire, directeur de la Librairie de France, un nommé Hauraux, un beau parleur qui dit oui à tout ce que je dis et me fait mille grâces pour obtenir de moi un livre pour sa collection, une de ces infâmes collections comme on en voit par centaines depuis dix ans. La recette est des plus simples. On prend dix noms d'auteurs et dix noms de villes (ou de grands hommes, ou de vices, ou de pays), on secoue le tout au fond d'un chapeau et l'on a Rouen par Maurois, la colère par Lacretelle, le Kamthchatka par René Doumic, etc. Cette fois il s'agit des ports, et le port qui m'échoit est Rouen. Je demande à réfléchir avec l'intention bien ferme de refuser. (p. 223)

Inutile de le répéter : le goût de la collection n'est pas toujours en odeur de sainteté. Tantôt c'est le collectionneur qui se trouve mis au pilori : infantilisme, pulsion anale, goût suspect de l'accumulation, on connaît la chanson. Tantôt c'est la collection qui est montrée du doigt : idiotie des objets réunis ou confusion du « brol » et de la véritable « pièce de collection », par exemple le diamant d'Occupe-toi d'Amélie, cadeau de l'oncle d'Anvers pour la future mariée qui fait s'écrier à son coquin de père : « Mais on va essayer d'obtenir vite toute la collection » (je cite de mémoire, chez Feydeau/Autant-Lara c'est plus drôle et surtout plus méchant).

À ces récriminations Green ajoute un cas tristement reconnaissable, qui pousse sur le devant de la scène un nouvel agent : l'intermédiaire qui, poussé par le seul appât du gain, utilise une « recette » dans l'espoir de susciter le désir d'une collection avant même qu'en existent les unités. Variation sur le principe sériel de la culture de masse : l'éditeur cherche une formule d'abord (un auteur, un port), puis les sous-traitants capables de répondre au cahier des charges (tiens, Green, que diriez-vous du port de Rouen ?), enfin le public adroitement conduit à se faire collectionneur à son corps défendant (on sent déjà les astuces de la vente couplée mises en place par le département marketing de la Librairie de France).

Bref, ce dont nous parle Green, c'est de la collection fausse ou dénaturée, triste parodie de ce qu'il peut y avoir de noble et d'exaltant dans le geste et l'amour de la collection (et non moins du collectionneur). Autant dire qu'en visant la collection comme pratique malsaine et les collectionneurs comme individus peu recommandables, les critiques se trompent parfois de cible. Bien souvent, le goût de la collection résulte d'une envie artificielle, créée par des logiques et des mécanismes étrangers au début d'une collection. Le scandale vient d'ailleurs, non pas des manœuvres de séduction des marchands de collection, mais, au-delà des cas de personnes, de l'alignement de plus en plus massif de la collection sur un modèle unique, celui de la série préfabriquée à partir de rien, qui passe à côté de l'essence de la collection, laquelle tient au plaisir d'inventer des rapports qui sans elle n'existeraient pas.

Jan Baetens, septembre 2021

Julien Green Journal intégral, tome 1, 1919-1940


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