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Alain Quemin, Le Monde des galeries. Art contemporain, structure du marché et internationalisation
Paris, Éd. CNRS, 2021, 472 pages.

Le sous-titre éclaire davantage le lecteur sur le propos de l'ouvrage que l'intitulé principal, quelque peu usurpé si l'on se réfère à la publication de Howard S. Becker, largement citée dans l'ouvrage, intitulée Les Mondes de l'art (Paris, Flammarion, 1988 [Art Worlds, Berkeley, 1982]). En effet, pour ce dernier, un monde se construit par l'activité collective des agents sociaux qui y contribuent et est constitué de l'ensemble des acteurs sociaux et professionnels qui concourent à le faire exister. Or, comme l'explicite clairement Alain Quemin, son objet de recherche porte sur les galeries, bien davantage que sur les galeristes, « l'organisation de l'activité, les logiques qui la sous-tendent, ainsi que sa structuration […] ont constitué l'axe central de notre analyse. Si nous avons insisté sur certaines figures de galeristes, c'est parce qu'elles ont influencé le modèle de la galerie d'aujourd'hui. Et c'est l'analyse de celui-ci que nous avons résolument placée au cœur de notre démarche » (p. 427).

Certes, il est question dans l'ouvrage de galeristes (directeurs et collaborateurs), d'artistes, de collectionneurs et d'amateurs d'art, de conseillers en art ou art advisors, de commissaires d'expositions et de responsables de maisons de vente et de musées, mais toujours dans l'optique de mieux faire émerger le rôle social, culturel et économique des galeries. Dès lors, « L'Univers des galeries » aurait sans doute été un titre plus judicieux et davantage approprié, ayant l'avantage de montrer non seulement l'action de celles-ci, leur structuration et leur complexité, mais aussi leur développement, leur internationalisation, leur hiérarchisation, voire leur prise de pouvoir en matière d'art contemporain, du moins leur acquisition d'un poids prépondérant dans le secteur au cours des dernières années. Connaissant l'itinéraire professionnel d'A. Quemin, on ne lui en fera pourtant pas grief. Car il est bien placé, en tant que journaliste culturel et critique d'art, pour savoir que son ouvrage est susceptible d'attirer les lecteurs qu'il vise, à commencer par les galeristes eux-mêmes, sans oublier tous ceux qui les entourent, parmi lesquels figurent en bonne place les collectionneurs. Comme il l'écrit à la page 309, « notre expérience nous a rendu davantage sensible à la réception de nos travaux par le milieu social sur lequel portent nos analyses ». Dès lors, la focale porte sur les modes de fonctionnement et de progression des galeries, leur course (ou leur arrivée) vers le succès et leur pouvoir. L'auteur excelle à rendre visible leur agencement, qu'il éclaire par ses divers points de vue – grâce à sa double casquette de sociologue et de journaliste, ainsi que sa fonction d'expert du secteur – et par un choix d'approches méthodologiques, tantôt qualitatives (sociologie compréhensive/ethnographie contemporaine), tantôt quantitatives. L'observation participative de type ethnographique lui permet de saisir de l'intérieur le fonctionnement des galeries et de préciser les composantes du métier de galeriste (abordés dans la deuxième partie de l'ouvrage). Par ailleurs, il s'appuie sur de très nombreux comptages – nombre d'artistes par galerie, pondérations en fonction des cotes de popularité et de vente des œuvres de ceux-ci, etc. – pour établir la cartographie des galeries et leur classement sous forme de palmarès (l'essentiel de la troisième et dernière partie du livre).

Il parvient ainsi à montrer comment, récemment, les galeries se hiérarchisent entre elles, éliminent certaines du jeu, se fusionnent et se concurrencent. Parmi elles, selon le chemin qu'elles choisissent, il y a des disparitions et de nouvelles arrivées, dont le risque principal est de ne pas vivre longtemps. Tout cela est montré de manière magistrale.

Mais revenons d'abord à la notion d'art contemporain, essentielle dans l'ouvrage. S'il existe à son propos une multitude de définitions, l'auteur retient exclusivement celle que les agents sociaux les plus impliqués désignent par cette appellation, voire celle que les galeries d'art contemporain s'attribuent elles-mêmes, en fondant dès lors une sorte de milieu ou cercle privé, avalisé par la plus célèbre des foires d'art contemporain, Art Basel, qui n'accepte en son sein que les galeries ayant ce label. Cette position est évidemment discutable, mais elle présente l'avantage de circonscrire nettement le propos en établissant une frontière infranchissable avec les galeries qui ne relèvent pas de ce système, l'auteur n'hésitant pas à déclarer que ces dernières font « du chromos ». Les galeries constituent un angle original et pertinent pour pénétrer le marché de l'art, dont le spectaculaire développement est de plus en plus médiatisé dans la presse généraliste, comme dans la presse spécialisée et dont l'effervescence des ventes d'art aux enchères rend compte en partie.

L'ouvrage comporte une dizaine de chapitres, répartis en trois parties, de longueur quasi égale. La première partie aborde la question de l'importance spatiale des galeries. Par les effets de co-voisinage, les galeries s'inscrivent avec force dans l'espace urbain (chapitre II) et au sein des foires d'art où elles sont représentées par leurs stands (chapitre III). Elles tendent aussi de plus en plus à occuper des espaces imposants (chapitre I). « [...] les structures les plus importantes ont pris le parti d'investir dans des espaces sans cesse plus immenses et spectaculaires. [...] elles tendent de plus en plus à assumer des fonctions dévolues aux institutions, aux musées et centres d'art contemporain, et à se rapprocher de ceux-ci par certains traits de leurs espaces comme par les services qu'elles proposent » (p. 73). L'auteur signale que, sans espace physique, les galeries n'existent pas. Cet espace leur permet de se doter d'une identité forte auprès des amateurs et des collectionneurs, comme auprès des artistes, mais c'est aussi lui qui leur donne accès aux foires d'art, qui pourront les sélectionner en fonction « de leur puissance » et de l'importance de leurs artistes. On comprendra aisément que, pour les mêmes raisons, les galeries recourent aux meilleurs architectes. En règle générale, ceux-ci suivront les principes du white cube : « Présenter les œuvres dans un environnement le plus épuré possible est désormais incontournable, même si des scénographies peuvent s'en détacher à l'occasion pour mieux marquer les esprits » (p. 50). De plus, les galeries se présenteront comme des univers clos, sans guère d'ouverture sur l'espace de la rue. Dans la stratégie des galeries d'art contemporain, l'emplacement est décisif. Le chapitre II a le grand mérite de montrer les parcours suivis par les galeries, celles-ci débutant souvent dans un lieu pour en occuper ensuite un autre beaucoup plus judicieux pour attirer les collectionneurs et les responsables de foires. Ainsi le lieu est-il loin d'être aléatoire. Seules quelques villes émergent, toutes occidentales – Paris, New York, Londres et dans une moindre mesure Berlin –, et au sein de ces villes quelques quartiers clés, qui peuvent connaître des dévalorisations ou des ascensions. Par exemple, à Paris, après le 8e arrondissement et Saint-Germain-des-Prés, c'est le quartier du Marais qui est devenu le must absolu dans lequel les galeries d'art contemporain se doivent d'avoir pignon sur rue, tant pour attirer et fidéliser les amateurs que pour séduire les artistes en les amenant à faire partie de leur roster (à savoir la liste des artistes représentés par la galerie).

A. Quemin illustre par une carte géographique les emplacements des galeries dans leur évolution, en relevant le nombre d'établissements au sein de chacun des quartiers parisiens, et indique en parallèle le nombre de galeries qui ont participé en 2019 à Art Basel. Selon les comptages effectués, à Paris, la première place revient effectivement au Marais, qu'il s'agisse du nombre de galeries qui y sont implantées (21 en 2020) ou du nombre d'enseignes présentes à Art Basel (22 en 2019). Cette même démarche est appliquée à New York, avec le triomphe de West Chelsea (33 galeries par rapport à Soho qui n'en a plus que 6). Quant à Londres, l'auteur constate que 32 galeries se situent à Mayfair. Comme le lui déclare un galeriste international : « Si on s'installe à Londres, c'est à Mayfair qu'il faut ouvrir. Ailleurs, vraiment, ça n'a aucun intérêt quand on est une galerie internationale » (p. 111). Alors qu'à Paris, New York et Londres, il existe chaque fois un quartier unique réunissant les principales galeries d'art contemporain, la situation de Berlin est davantage polycentrique, l'auteur faisant état de trois quartiers qui totalisent seulement une vingtaine d'enseignes. A. Quemin complète son propos par quelques lignes relatives à d'autres pays, comme la Russie et le Brésil ou encore Hong Kong, qui semblent largement marginalisés par rapport aux pôles précédents. Il ressort essentiellement de cet exposé que, tout autant sinon plus que le marché, ce qui est recherché par chaque galerie est son positionnement symbolique.

Quant aux foires internationales, elles constituent un atout majeur du marché de l'art – souvent indirect, les achats pouvant être réalisés dans l'espace urbain des galeries – et du développement des galeries. Leur sélection en matière de galeries exposantes est capitale. La puissance de certaines d'entre elles est phénoménale, notamment Art Basel appartenant au groupe suisse MCH et se déclinant sur plusieurs sites : Bâle, Miami, Hong Kong, et actuellement Paris – par l'absorption de la FIAC (Foire internationale d'art contemporain) et la création de Paris+.

A. Quemin consacre la deuxième partie de l'ouvrage au métier de galeriste, à l'ère de ce qu'il appelle l'avènement des « méga-galeries » (chapitres IV à VII). Certes, l'activité principale du galeriste est, orientée vers la vente, mais les stratégies impliquent que celle-ci soit enrobée dans « un ensemble de règles » qui l'épurent fortement. La priorité est alors attribuée à la sociabilité et surtout à l'amitié, présentée en tant que ressource professionnelle par A. Quemin. « Les galeristes ont clairement intérêt à cultiver l'amitié avec leurs clients, puisqu'elle leur permet de les fidéliser ; les collectionneurs ont tout autant intérêt à développer une telle relation qui vient certifier leur passion pour l'art contemporain aux yeux de tous. Ainsi n'est-il pas rare que les galeristes soient invités aux (re-)mariages de leurs clients, à ceux de leurs enfants […], comme le feraient de “véritables” amis » (p. 220).

Mais les galeristes doivent aussi assurer la promotion de leur organisation et choyer les artistes, ce qui représente leur atout principal. « Avant tout, il faut pour chaque galerie trouver “ses” artistes » et les garder. Car « tout autant que les collectionneurs, les artistes constituent des partenaires indispensables » (p. 242). « Les artistes sont absolument centraux pour les galeries, surtout les plus puissantes d'entre elles, car les artistes les plus reconnus sont difficilement substituables et le nombre de stars est limité » (p. 283).

S'appuyant sur les tendances récentes, le chapitre VII de l'ouvrage est particulièrement précieux, par l'évocation d'une concurrence nouvelle avec les musées, voire d'une certaine forme de collusion avec ceux-ci. Le rôle croissant des art advisors, intermédiaires entre les collectionneurs et les artistes via les galeries, est largement souligné dans un univers caractérisé par la recomposition du champ et le développement de « méga-galeries ». Concernant la question du chiffre d'affaires des galeries, ce dernier reste une donnée particulièrement délicate, secrète ou du moins discrète, dont les galeristes ne peuvent livrer que des données « peu fiables ». Cependant, jouissant d'une bonne notoriété auprès des galeristes, l'auteur parvient à communiquer quelques estimations intéressantes, mais teintées de prudence.

La troisième partie apparaît en quelque sorte comme le fer de lance de l'auteur, qui présente une méthode originale, à ses yeux, lui permettant d'opérer un ranking ou un palmarès des galeries sur la base du poids des artistes qu'elles représentent. Selon lui, l'appétence des acteurs de l'art contemporain pour les classements n'est plus à démontrer et justifie largement l'intérêt présumé de cette partie. D'ailleurs, celle-ci débute par une vaste réflexion sur les classements opérés sur les artistes contemporains et sur les galeries, parmi lesquels le Power 100 édité annuellement depuis 2002 par la revue ArtReview, critiqué par l'auteur. A. Quemin n'est pas peu fier de proposer ensuite deux classements, bâtis selon les règles de sa propre méthode. Sa démarche vise à identifier les « galeries qui comptent », c'est-à-dire les plus puissantes et les plus influentes, représentant les artistes-stars et en faire une présentation particulièrement soignée. Parmi ces dernières, le statut spécifique attribué à la galerie américaine Gagosian est analysé, à un moment où l'avenir de celle-ci est très précaire et dont les lecteurs de la presse spécialisée, voire plus générale – voir le numéro du 31 juillet 2023 de la revue The New Yorker, dont le titre et dossier principal s'intitule « What's the Deal with Gagosian ? » –, peuvent continuer à suivre les développements. Le premier palmarès concerne les « meilleures » galeries d'art contemporain au niveau international (chapitre IX) et le second les principales galeries d'art contemporain en France (chapitre X), chacun des palmarès étant établi sur la base de la visibilité des artistes représentés. Les points d'excellence et les faiblesses de chacune des galeries apparaissant dans le Top 10 des deux palmarès sont détaillés, avec les raisons de leur succès et une réflexion sur les perspectives de celles-ci. On l'aura compris, visant les « stars du système », l'ouvrage s'adresse au « haut-de-gamme » des galeries, des collectionneurs et des artistes.

Publié par un éditeur scientifique, CNRS Éditions, l'ouvrage se termine par une impressionnante et intéressante bibliographie de 17 pages, dont on pourra regretter qu'elle s'effectue seulement selon l'ordre alphabétique sans que les ouvrages soient rangés ou regroupés par thèmes. Cette dernière façon de faire montrerait davantage la priorité donnée : a) aux références concernant l'univers des galeries d'art contemporain ; b) aux écrits de nature sociologique. Parmi ces derniers apparaissent de manière assez contestable certains ouvrages déjà anciens, et ne relevant pas du domaine de l'art – par exemple des ouvrages sur la classe ouvrière, sur le choix du conjoint, les livres de Robert K. Merton et de Paul-Henry Chombart de Lauwe. De même, on regrette le manque d'ouvrages concernant les musées, dont le rôle aurait pu être davantage souligné. La question des rankings et des palmarès est très largement abordée. Fort heureusement, cette bibliographie est enrichie par la présence nombreuse de références très récentes et, fait notable, par celle de plusieurs mémoires et thèses universitaires, dont certaines toujours en cours, témoignant à nouveau du double engagement de l'auteur dans le secteur artistique et dans la recherche sociologique. Il est à noter qu'à de nombreuses reprises dans chacune des trois parties A. Quemin se réfère aux écrits de Raymonde Moulin, pionnière de la recherche sociologique sur les galeries d'art, à laquelle il dédie son ouvrage et dont on est en droit de relever l'héritage (voir Alain Quemin et Clara Lévy, « Sur L'Artiste, l'institution et le marché de Raymonde moulin », Questions de communication, 37, p. 371-384, 2020). Au total, un ouvrage de poids, au sens littéral (472 pages au format 17 x 24 cm) comme au figuré, qui vient bien à son heure et aborde de manière pénétrante un secteur encore trop peu exploré, un acteur social organisationnel trop souvent délaissé, dont il embrasse avec expertise l'ensemble des contours.

Axel Gryspeerdt

Note de lectures parue dans Questions de communication n°45 | 2024, pp. 460-465, Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine.
https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/35658

Alain Quemin, Le Monde des galeries. Art contemporain, structure du marché et internationalisation


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