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Amateur d'art, Alias Caracalla 1946-1977 de Daniel Cordier
suivi de
Monsieur et Madame Dubuffet n'ont pas eu le fils qu'ils méritaient
Edition préfacée, établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon
Paris, Gallimard, collection Témoins, 2024, 368 p., illustré.

Le troisième tome des mémoires de Daniel Cordier, alias Caracalla, s'intitule Amateur d'art. À plus d'un titre, il constitue un témoignage passionnant et extrêmement révélateur tout d'abord sur la Résistance, en filigrane (car les 2 premiers tomes de ses mémoires y sont totalement consacrés) ; sur sa conception de l'art et des multiples actions artistiques qui ont imprégné une trentaine d'années de sa vie (il avait 100 ans à son décès) ; enfin sur les voyages qu'il effectua, pour la majorité d'entre eux également pour des raisons artistiques.

Il s'agit d'un livre qui ne laissera pas indifférent et entraînera des commentaires par la singularité de son auteur et par ses choix et ses conceptions artistiques.

Concernant le rôle joué par Daniel Cordier dans le domaine l'art, l'apport du livre est immense. N'occupa-t-il pas une imposante série de statut ? Depuis le non connaisseur total de l'art jusqu'à l'initié, de l'initié à l'admirateur subjugué par ses découvertes, de l'admirateur au collectionneur, du collectionneur au courtier et marchand, au galeriste, au conseiller de collectionneurs, au commissaire d'expositions, au membre du groupe chargé d'élaborer avec Alfred Pacquement le projet du futur musée Beaubourg et de la commission d'acquisition, jusqu'au donateur de plusieurs centaines d'œuvres d'art à ce Musée d'art contemporain et indirectement aux Abattoirs de Toulouse.

Assistant de Jean Moulin pendant la guerre, Cordier se fit historien, en ajoutant à quelques-uns de ses souvenirs le fruit de la consultation de nombreuses archives, et réalisera une importante biographie (en 3 tomes elle aussi) consacrée à ce chef de la résistance qui l'initia à l'art, alors qu'il n'éprouvait encore aucune sensibilité dans ce domaine. Collectionneur et amateur d'art, directeur d'une galerie d'art – à des fins de couverture de ses activités – Jean Moulin l'emmena à Paris voir une exposition d'œuvres de Vassily Kandinsky en 1943 et eu quelques conversations avec lui à propos de l'art moderne. Il lui offrit aussi une Histoire de l'Art contemporain. Son assassinat par les nazis l'empêcha de tenir sa promesse de lui faire visiter le Prado (ce qu'il fit seul en 1944).

L'autobiographie débute en 1946 quand Cordier décide de démissionner de la DGER c'est-à-dire des services secrets de la France libre. Elle s'achève en 1977, au moment, où ayant donné à Beaubourg les œuvres d'art qu'il possédait, il est « repris par la Résistance » en se lançant dans la recherche historique permettant la rédaction du livre consacré à Jean Moulin.

Cordier ne cache pas qu'outre Moulin, d'autres personnalités l'aidèrent dans son initiation progressive à l'art, de Raymond Queneau et Henri Michaux à Jean Dubuffet. Mais ce qui provoqua sa soif de collectionner – d'abord Nicolas De Staël, Jean Dewasne, Hans Hartung, Georges Rouault – ce fut qu'il eut commencé à peindre lui-même, presque par désœuvrement, ayant trouvé chez lui un chevalet déposé par un artiste. Ce fut aussi la fréquentation devenue régulière des œuvres d'art.

Mais pas n'importe quelles œuvres. Car ce qui caractérise les artistes aimés par Daniel Cordier, c'est un choix radical, hors normes, largement à l'écart et même à l'encontre des goûts majoritaires. Il semble aimer le laid, le morbide, le fantastique et le terrifiant, le pervers, l'incomplet, surtout le nouveau, le dérangeant. Tout ce qui néanmoins suscite chez lui enthousiasme et enchantement. Tant dans les thèmes traités (si l'on peut parler de thèmes) que dans les matériaux souvent insolites utilisés : morceaux de carton, œufs, tissus, ferrailles, déchets, plumes, lambeaux ensanglantés. Tout y est souvent déchirures, enchevêtrements, renflements, excroissances, mises en caissons... En contribuant au renouveau de l'art contemporain, la trentaine des artistes de son « écurie » apportent de nouvelles pages à l'histoire de l'art, hors histoire traditionnelle. Plutôt la marge, les marges, l'inhabituel, l'effrayant, l'inventif, les découvertes, le brut et le brouillon. Plutôt l'imaginaire, l'imagination, la découverte que l'esthétique traditionnelle. Œuvres souvent jugées malsaines, parfois perverses. Toujours innovantes et composites. Artistes tels que Hans Bellmer, Pierre Bettencourt, Aristide Caillaud, Miodrag Djuric dit Dado, Fred Deux, Jean Dewasne, O. Fahlström, Yolande Fièvre, Henri Michaux, Bernard Réquichot, Claude Viseux, ... parmi lesquels les artistes inspirés par l'art africain ou océanien, préfigurent en quelque sorte un Jean-Michel Basquiat ou une Berlinde De Bruyckere ou encore certains graffeurs muralistes d'aujourd'hui. Collection vitale à ses yeux, dotée d'une efficacité magique lui conférant énergie et agissant comme une carapace protectrice. Œuvres qui, comme il l'écrit à propos de la production de Jean Dubuffet, « cherchent à bafouer l'officiel, le convenu, le social » (p. 288). Ce qu'il exècre par contre c'est la peinture décorative et celle que l'on trouve dans les salles d'attentes médicales !

Jean Dubuffet fut l'artiste le plus collectionné par Cordier et le plus vendu de sa galerie, ce qui lui permit de réaliser des bénéfices suffisants pour continuer à exposer des artistes peu connus et peu appréciés dont les œuvres n'eurent guère de succès. Toutefois un différend entre eux clôtura leur amitié et contribua à entraîner la fermeture de la galerie Daniel Cordier. Après toute une période d'amour partagé, ils ne se sont plus compris et ils se sont lassés. Les pages consacrées à ce différend sont particulièrement mises en valeur par l'insertion de leur correspondance dans le corps du texte et par le fait que sont publiés à la suite de ce texte la biographie rédigée par Cordier sur Dubuffet ainsi que les écrits qu'il consacra à l'œuvre de l'artiste d'art brut. La rupture fut douloureuse pour les deux parties et contribua à la décision de fermer la galerie. Mais au-delà des malentendus entre l'artiste et l'auteur, des non-dits dans l'ouvrage semblent émailler les propos de Cordier.

Fidèle au titre de son livre, Daniel Cordier n'hésita pas à proclamer sa conception de l'art.
L'art est un exercice d'émancipation (p. 334).
L'art aide à accepter la vie telle qu'elle est (p. 249).
L'œuvre d'art n'est pas faite pour apaiser, mais pour harceler l'esprit (p. 329).
Les tableaux aident les spectateurs à retrouver leur passé(p. 319) .
Les tableaux sont des objets mystérieux qui percent le ciel de notre sensibilité (p. 338).
Les tableaux sont des objets vivants qui agissent sur nos cœurs et nos esprits comme des comprimés subtils de la passion et de la vie (p. 301).
L'art donne des joies inconnues. La peinture, objet par excellence de la délectation humaine (p. 341).
La peinture est, par essence, la description d'une conscience (p. 343).
La peinture est une évasion (p. 261).


Il est à noter que toujours tourmenté et prêt à revoir totalement ses conceptions, il reviendra beaucoup plus tard (dans son livre intitulé De l'Histoire à l'Histoire, publié par Gallimard dans la même collection en 2013) sur cette période qui lui paraîtra la moins fertile de sa vie, en considérant l'art comme « un plaisir égoïste incapable de répondre aux cris des milliers d'esclaves et de peuples opprimés ». Comme il le signale d'ailleurs dans Amateur d'art, il aura vécu l'art comme une désertion (au même titre que la Résistance).

Qu'il ait agi en tant que courtier, marchand d'art, galeriste ou conseiller, sa démarche fut toujours la même : essentiellement une démarche de collectionneur passionné par ses découvertes et souhaitant partager ses goûts en s'étonnant que ceux-ci ne soient pas plus largement avalisés. Ainsi, quand présentant une liste de noms d'artistes à un commanditaire qui souhaitait lui confier la gérance d'une galerie, il reçoit un refus catégorique, celui-ci les déclarant tous totalement invendables ! Il est un fait que les œuvres choisies avaient tout pour susciter auprès de ceux qui les regardent malaise et incompréhension, voire hostilité. Comment dès lors tenir une galerie d'art ?

La plume de Cordier rend compte de sa persévérance, de son enthousiasme à découvrir des terres inexplorées, des personnalités éclatées, des œuvres quasi-maudites qui exercent sur lui une grande fascination. Elle décrit aussi de l'intérieur – c'est là un des tout grands mérites de l'ouvrage – comment gérer et développer une galerie, à Paris, mais aussi à Francfort et à New-York. Les recherches, les rencontres, les échanges de vues nécessaires, les humeurs changeantes des artistes en fonction du développement de leur notoriété. Et aussi la signature de contrats, les conventions, les accords. Et encore les valeurs qui sous-tendent les relations entre le galeriste et les artistes : autonomie et liberté de création, liberté de rythmes de travail. Malgré quelques succès, notamment les belles ventes régulières des œuvres de Jean Dubuffet, devenu un intime, et le vernissage de 1959 sur L'érotisme dans le surréalisme, les expositions d'autres artistes, qu'il tenait à révéler malgré les obstacles, furent des échecs quasi-complets.

La tenue d'une galerie eut tôt fait de susciter auprès de lui un grand inconfort. Car il ne se sentait pas marchand et il l'était devenu malgré lui, comme si le destin avait contraint ce fils de commerçants à consacrer ses journées à des activités commerciales. « Le danger pour un marchand de tableaux qui aime la peinture est de devenir un commerçant, de perdre tout contact avec ce qui est à l'origine de son entreprise : l'amour de l'art. » « Dénicher de nouveaux talents, présenter des tableaux, interpréter les mouvements de l'art contemporain. De tout cela, les nécessités d'une galerie m'ont fort éloigné depuis quelques temps ». (p.196). Déclaration très forte de sa part sur l'importance de vivre l'art (p. 117), avec l'art, pour l'art et en confrontation avec l'art, mais refus tout aussi violent de considérer l'art comme un investissement destiné à faire « des affaires ».

Mettre en évidence ses artistes risque de laisser dans l'ombre les pages particulièrement révélatrices consacrées à ses voyages, effectués essentiellement à des fins artistiques eux-aussi, d'abord en Russie (pages contenant des commentaires sur l'extrême pauvreté du peuple russe, sur le dogmatisme de personnes qui essayent de les convaincre de la primauté de l'art soviétique et sur la surveillance continue qui s'exerce sur lui), en Amérique du Nord, en Asie (Inde, Japon, Chine qui le déçut) et en Amérique latine (à l'île de Pâques notamment dont les puissantes statues l'impressionnèrent au point qu'il donna le nom de Rapa Nui à sa maison de Juan-les-Pins), mais aussi un peu partout dans le monde (qu'il qualifie de « son tour du monde »).

Sur base de ses découvertes européennes et de ses voyages dans d'autres continents, il aurait tant aimé rédiger une Histoire comparative de l'Art, mais les remarques acerbes de ceux auxquels il évoqua son projet, notamment Roland Barthes, le firent changer d'avis.

Aurions-nous assumé les mêmes choix que l'éditrice du volume consistant à publier en annexes deux répertoires des quelques vingt-cinq artistes plébiscités dans la galerie de Daniel Cordier ? Malgré les quasi-redondances – la première des annexes n'est autre que le catalogue de la dernière exposition de sa galerie ; l'autre intitulée « répertoire des artistes de la galerie Cordier de Paris » présente par d'autres textes les mêmes artistes, toutes deux de la main de Daniel Cordier –, rien de mieux pour déceler la personnalité de leur auteur. Pour connaître mieux l'homme par l'intermédiaire des artistes et des œuvres qui l'ont ému, bouleversé, fasciné et parfois « retourné », percevoir ses errements, ses revirements, les doutes sur ses goûts, voire ses impostures. Pour mieux apprécier aussi sa démarche et les œuvres qu'il a collectionnées ou cherché à vendre malgré leur caractère dérangeant et rebutant.

L'ensemble des textes publiés dans cette édition – qui bénéficient d'une introduction générale et des annotations de Bénédicte Vergez-Chaignon – sont à considérer comme faisant partie d'un tout homogène, chacun contribuant à éclairer les différentes facettes de la personnalité de celui qui se cachait sous le pseudonyme de Caracalla. Il incite le lecteur à considérer l'ouvrage comme un document de référence et de réflexion d'autant plus que celui-ci est complété par un index des noms cités, ainsi que par un précieux cahier d'une quarantaine de photos particulièrement éclairantes sur les actions menées par Daniel Cordier dans le domaine de l'art et sur les œuvres de ses artistes préférés. Trois courtes annexes, malheureusement non préfacées et donc un peu « abruptes », précisent quelques « affaires » ayant touché certains de ses proches.

Au total, un « grand » livre pour les collectionneurs (qu'il n'épargne pas) et pour tous ceux qui se sentent interpelés par l'art. Un témoignage rempli d'humanité, de respect, d'attirance pour les œuvres les plus dérangeantes, une réflexion constante sur ce que l'on fait de sa vie et sur la manière dont on la comble, une suite de remises en questions, d'éclatements d'idées préconçues et d'interrogations sur l'art et sur son rôle, et au-delà de l'art, un regard ouvert sur le monde, la société, les rêves, l'imagination, la politique, les éléments déterminants de la vie. Tous ces ingrédients en font une autobiographie pleine de sensibilité, porteuse de débats, même si elle est susceptible de provoquer quelques irritations.


Axel Gryspeerdt, 17 mars 2024.

Amateur d'art, Alias Caracalla 1946-1977 de Daniel Cordier


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