Édition établie et annotée par Lionel Follet et Édouard Ruiz
(Gallimard, Paris, 2000, 429 p.)
Les inédits 1917-1931 d'Aragon constituent un document exceptionnel à de nombreux égards. Notamment la correspondance avec Jacques Doucet (cinquante-sept lettres écrites d'avril 1922 à février 1927, c'est la première centaine de pages qui ouvre le volume) apporte une lumière nouvelle et spectaculaire sur un aspect moins étudié de la culture des collectionneurs : leurs rapports avec les conseillers, protégés, secrétaires, employés, rabatteurs et autres factotums sans qui leur collection n'existerait pas.
Le richissime couturier Jacques Doucet (1853-1929) est en effet un amateur chez qui les fonctions de collectionneur et de mécène se mêlent au point de devenir totalement inséparables. Quand il s'adresse à André Breton, puis à Louis Aragon pour l'aider à se doter d'une bibliothèque contemporaine, on ne sait trop laquelle des deux visions l'emporte. Doucet compte sur les deux jeunes auteurs pour étendre sa librairie traditionnelle à la littérature se faisant (livres, manuscrits, mais aussi témoignages, objets, études sur l'écriture de pointe). On peut toutefois se demander si la mensualisation (modeste) des écrivains n'est pas avant tout une forme de mécénat, les aides accordées à des auteurs ne pouvant être considérées comme des investissements. La littérature ne nourrit ni son homme, ni ses sponsors. Par rapport aux (maigres) services que plus d'un rend au collectionneur dans le domaine de la peinture (Breton touche ainsi une commission sur le prix des œuvres qu'il arrive à faire acheter par Doucet), on est en droit de se demander où s'arrête la consultation (payante) et où commence le mécénat (magnanime ou tout de même intéressé, mais comment, et pourquoi ?).
La correspondance Aragon-Doucet le rappelle amplement : les relations entre collectionneur et conseiller étaient difficiles, se sont vite avérées tendues, voire impossibles. Les raisons de cette mauvaise entente étaient multiples – et manifestes dès le début. Entre le grand bourgeois et le jeune homme révolté la dispute était inévitable. Et l'argent était là pour tout compliquer : Aragon méprisait son employeur, il ne se cachait pas de le dire, à Doucet lui-même comme à d'autres, lesquels le rediront à leur tour à beaucoup de monde. En même temps, le grand mondain qu'est Aragon a cruellement besoin d'argent, d'où bien des concessions et volte-face, non moins cyniques que sincères, toujours prêtes à se dédire dans l'un comme dans l'autre sens. À cela s'ajoute une autre différence encore, plus vicieuse encore. Non seulement Doucet est riche, et coupable de l'être, là où Aragon est démuni, et furieux de son indigence, mais le couturier est également, toujours aux yeux de son employé, d'une rare bêtise (et d'une curiosité pour le moins malsaine), tandis que celui qui a horreur de vivre en esclave (fasciné) est à coup sûr l'un des connaisseurs les plus aigus de toute création d'avant-garde. L'inégalité sociale, politique, idéologique est donc aussi une inégalité artistique et de sensibilité. Pour l'écrivain, le collectionneur est sot – mais tout de même pas au point de se tromper quant à ceux et celles qu'il invite à travailler pour lui.
Papiers inédits 1917-1931.De Dada au Surréalisme est une publication qui secoue bien des idées sur le monde supposé affable et feutré des grands collectionneurs. Le livre est une mine de renseignements sur les conflits dont le microcosme collectionnant est le théâtre. Ces rivalités ne concernent pas seulement les rapports avec le fisc, la famille ou d'autres collectionneurs, ces éternels concurrents, mais aussi les liens professionnels, d'employeur à employé, que fait naître la poursuite d'une vraie collection.
La correspondance Aragon-Doucet exhibe au grand jour qu'un collectionneur privé, souvent secret, est d'abord un « acteur-réseau ». On ne collectionne jamais seul et le pluriel est tout sauf la multiplication mécanique du singulier. Les conseillers peuvent être des complices, et c'est tant mieux, mais il arrive aussi qu'ils soient ingrats, jaloux, pourquoi pas odieux. Parfois ils mordent même la main qui les nourrit. La rencontre Doucet-Aragon n'était pas le début d'une brouille annoncée, c'était le commencement d'une vraie tragédie, au dénouement inévitable, sans catharsis possible. À nous d'en tirer les conclusions.
Jan Baetens