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Axel Grypeerdt : Goûts et engouements sur Pinterest
Logiques de tables et logiques de collections
dans des tableaux d’affichage virtuel relatifs à l’alimentation



1. Introduction

Le présent article résulte d'une observation de plusieurs milliers d'images relatives au secteur de l'alimentation déposées sur Pinterest par un nombre élevé de contributeurs de diverses origines au point de vue de la langue, de l'âge, du sexe, de la géographie et d'autres éléments identitaires.

Le but poursuivi consiste essentiellement à mieux comprendre les logiques d'affichage privilégiées par les contributeurs sur les tableaux de Pinterest. De plus, l'observation menée devrait nous éclairer sur certains aspects du collectionnisme virtuel contemporain, en fournissant quelques clefs de lecture relatives aux diverses logiques propres aux collections adoptées par ceux qui recourent à un affichage sur Pinterest dans le cas de l'alimentation.

Basée sur la classification d'un grand nombre de représentations visuelles, l'analyse menée consiste en une incursion de type exploratoire plutôt qu'en une étude approfondie du système de signes co-créé par les gestionnaires, les contributeurs et les autres utilisateurs de ce média social. Néanmoins cette première approche paraît déjà susceptible de fournir un certain nombre d'informations non négligeables sur la manière dont les contenus, organisés en fonction de certaines normes, révèlent les goûts et les engouements d'une catégorie avisée de la population, soucieuse de mémoriser et de transmettre des images volontairement choisies et accumulées.


2. Vous avez dit Pinterest

Selon la définition donnée sur Wikipedia en 2014, Pinterest est un site web d'origine américaine créé en 2010, dont le but est le partage de passions ou de hobbies par l'intermédiaire du placement de photographies généralement recueillies sur Internet.

La place occupée par Pinterest (1) au sein des médias sociaux est très particulière. Il s'agit d'un des médias sociaux d'images les plus répandus dans le monde. Après Facebook, qui mêle davantage textes et images, il s'agirait d'ailleurs de celui auquel il est fait le plus grand usage. D'autres, tels Flickr ou Picasa (ou encore Instagram en applications de partage de photos) viennent nettement après lui en nombre d'utilisations. Bien que des données précises et fiables manquent cruellement, des relevés établis aux USA font état de 70 millions d'utilisateurs en 2013(2). Ces mêmes relevés américains mettent l'accent sur un important taux de féminisation de Pinterest. Certaines sources font d'ailleurs état de 85 % de femmes au sein des utilisateurs. En Europe et dans le reste du monde, bien qu'une tendance à la féminisation soit relevée, elle paraît moindre (60 %).

La métaphore du «mur d'images virtuel » est souvent employée pour qualifier Pinterest. Sur ce média, des contributeurs placent des « images », des photos, des dessins, des croquis, des illustrations diverses qu'ils ont trouvés sur le web ou que parfois ils produisent eux-mêmes. Ainsi qu'en témoigne le nombre extrêmement élevé de citations de sources, ce dernier cas est effectivement très rare. En effet, un tableau sur Pinterest emprunte bien souvent des images provenant d'autres tableaux publiés sur le même media. Ce qui a notamment pour résultat de favoriser le sentiment de mise en commun volontaire, de communauté assumée et d'appartenance fidélisée à ce média.

À l'heure actuelle, plusieurs millions, sinon centaines de millions d'images ont été déposées sur Pinterest.

Techniquement, un contributeur crée une ou plusieurs « classes », à savoir un ou des tableaux d'affichage dans lesquels il place les images qu'il a choisies et qu'il entend montrer à ceux qui consultent le système. Il donne un titre à son tableau et y dépose une ou plusieurs représentations imagées, quelques fois plusieurs centaines. Un même contributeur, identifié par son nom ou par un avatar ou pseudonyme, peut être à l'origine plusieurs tableaux et peut proposer un abonnement à l'ensemble de sa production ou à un tableau spécifique. Il est totalement conscient que les images qu'il place sur son mur seront vues par d'autres personnes et que dans un bon nombre de cas, elles seront copiées et pourront être déposées sur des tableaux par d'autres contributeurs.

Pinterest agit comme un révélateur de la société actuelle. D'une part, il traduit la tendance actuelle d'un grand nombre de personnes à utiliser des médias sociaux et à s'y fidéliser de manière plus ou moins intense. D'autre part, relever les principaux thèmes des tableaux présents sur Pinterest procure un bon nombre d'informations sur ce qui attire les hommes et surtout les femmes d'aujourd'hui. En cela, une analyse, même élémentaire, des images déposées sur son site permet d'épingler les centres d'intérêts et les goûts de la population la plus sujette à un emploi intensif d'Internet.

Les thèmes les plus fréquents postés sur Pinterest font songer qu'il pourrait s'agir d'un équivalent digital des magazines de luxe, hautement illustrés. Comme ces derniers, en effet, Pinterest est principalement centré sur l'habillement, la décoration, les objets coûteux, l'alimentation et les voyages. Les objets de collection et les œuvres d'art n'y sont pas absents. On y trouve ainsi une étrange proximité avec certains suppléments hebdomadaires de journaux destinés à une classe très aisée de lecteurs. En Belgique, un des pendants de Pinterest pourrait ainsi être le supplément du week-end du quotidien économique L'Echo, publié sur papier glacé, le magazine Sabato. Mais de manière générale, les magazines de mode et les revues spécialisées en décoration peuvent être citées comme présentant des similitudes avec l'offre d'images majoritaire sur Pinterest.

Parmi toutes les « rubriques » possibles sur ce média social, celles qui relèvent du domaine de l'alimentation sont les plus présentes. Le rachat récent – en 2013 – du média social spécialisé Punchfork par les propriétaires de la marque Pinterest indique qu'il s'agit là d'une option très consciente voulue par les gestionnaires du site.

Bien que l'existence de rubriques laisse penser que les sujets choisis par les afficheurs sont déterminants de leur action, il ne faut pas négliger le niveau d'attractivité qu'offrent les images aux yeux de leurs utilisateurs. En reprenant la typologie propre à Roland Barthes (1980), selon laquelle il distingue le punctum – à savoir le point principal d'attrait – du studium ou du thème qui passionne, qui intéresse, on pourra relever la force des images volontairement choisies. Ainsi, la représentation(3) d'un phare et d'un monument emblématique épinglée sur un tableau m'intéresse d'autant plus qu'elle ravive en moi une série de souvenirs liés à l'attachement que je porte aux lieux représentés : proximité mentale et proximité physique, évocation narrative et événements vécus en font à mes yeux un lieu de mémoire et construisent la représentation visuelle en objet mémoriel. Peu importe que je le range ensuite sous une rubrique intitulée « phares », « souvenirs d'été » ou « Portugal ». La volonté d'en conserver la trace, de l'afficher, de la ranger avec d'autres images tout aussi évocatrices ou symboliques constitue le motif de mon choix, bien davantage que la matérialité des objets représentés. Rien n'empêche d'ailleurs que d'autres images de mon tableau concernant les phares n'évoquent pas semblables souvenirs : dans ma collection de phares, tous n'impliquent pas le même degré de passion.

Dans le cadre de cette observation de type exploratoire, le temps n'a pas permis de calculer le nombre de personnes affichant seulement des tableaux relevant de la thématique de l'alimentation par rapport au nombrede personnes donnant à voir des tableaux au contenu alimentaire aux côtés de tableaux relatifs à d'autres thématiques. Nous avons néanmoins été frappés par le fait, que sans comptage rigoureux, les tableaux isomorphes semblaient largement l'emporter.

Mais passons au relevé des observations.


3. Un premier constat : deux principaux types de plats préparés

La plupart des images colportées sur Pinterest sont de l'ordre de la simple présentation de mets ou de plats sans guère de mise en scène, ni de jeu esthétisant. Il s'agit d'aligner, voire d'accumuler, une série parfois très impressionnante de nourritures préparées, présentées, dans la plupart des cas, dans un ustensile de cuisine (poêlon. . .) ou sur une assiette. Le dispositif permet surtout de montrer les divers ingrédients utilisés dans la confection du plat cuisiné : type de viandes ou de poissons, accompagnements divers sous forme de légumes, fruits ou féculents. Il s'agit bien souvent de recettes qui paraissent avoir apporté un supplément de saveur, suffisant pour qu'elles aient été épinglées.

Qu'il comporte peu ou beaucoup d'items, le tableau ainsi composé est de l'ordre de la sérialité : plus le nombre d'images est élevé, plus intense paraît être l'adhésion recherchée. Mais une seule image placée sous une rubrique est déjà promesse implicite que d'autres images du même genre vont bientôt voisiner avec elle, le principe d'accumulation semblant sous-jacent à la performance.

Ces images jouent le rôle d'informations largement données dans le but de les partager et de les propager selon un processus de nature virale. Elles semblent organisées pour en générer d'autres, semblables mais toujours différentes(4), sur le mur de celle ou de celui qui les place, mais aussi sur les murs d'autres personnes qui vont reprendre les images qui correspondent le plus à leurs vœux ou à leurs attentes en vue de les placer aux côtés d'images du même type déjà épinglées par eux.

La stratégie d'affichage peut dans bon nombre de cas se corréler avec une volonté de classification. Dans ce cas, l'afficheur décide de consacrer plusieurs tableaux, plus ou moins différents par leurs intitulés, témoignant d'une aptitude au rangement. Ce n'est plus alors seulement un album de recettes ou de compositions d'ingrédients que constitue le contributeur, mais une série d'albums affichant quelques différences ; ex. plats épicés//plats non épicés ; plats occidentaux//plats orientaux, et ainsi de suite.

Le contributeur alimentaire sur Pinterest apparaît dès lors à l'égal des collectionneurs classificateurs, qui rangent, étiquettent, numérotent et inventorient, désignent les sources et indicent de mille et une manières, et ceci que leur collection soit composée de timbres, de minéraux, de cartes, de posters, de vignettes ou encore d'œuvres d'art. Il s'agit d'épingler et de conserver le souvenir de l'image d'un objet, davantage maniable que l'objet lui-même, en l'insérant dans un album virtuel, digitalisé, dont l'avantage consiste en une facilité de consultation et de communication à autrui.

Si une large majorité d'images alimentaires sur Pinterest relèvent ainsi d'une pure volonté de présentation, il en est d'autres qui laissent percevoir une propension à l'esthétisation. Dans ce cas, ce ne sont plus seulement des plats cuisinés qui sont présentés aux regards, mais des plats traduisant le talent de mise en scène de leurs concepteurs : les ingrédients se veulent des compositions culinaires esthétiques ou esthétisantes, soit que leur compositeur ait « joué » avec les coloris ou les formes (approche ludique), soit qu'il ait soigné au maximum la présentation de ses plats (approche existentielle). Il ne s'agit plus seulement de montrer la nourriture, mais de la donner à « manger des yeux ». De lui conférer un supplément de saveur, un supplément de talent, un supplément de valorisation plastique. Cette cuisine ornementale (selon le terme de Roland Barthes) est une « cuisine de rêve » qui met l'eau à la bouche, ouvre à l'univers de la gastronomie et de la confection par de grands cuisiniers. Alors que dans le premier type, les images relèvent de la cuisine « banale », de tous les jours, « pratique » et facile à réaliser, cette cuisine entraîne le spectateur dans l'imaginaire festif de la table. Les plats se parent de leurs plus beaux atours. Les mets reçoivent un traitement visuel comparable au traitement stylistique sophistiqué utilisé dans certains restaurants pour dénommer les plats.

Il est à noter que l'intitulé des rubriques laissé au seul choix des contributeurs ne constitue guère un élément différenciant les deux types de cuisine relevés jusqu'ici. Ce n'est pas parce qu'un afficheur intitule « gastronomie » un de ses tableaux que les images placées par lui sont nécessairement de type esthétisant. Inversement une rubrique simplement dénommée « mets » peut présenter des images du second type.

Dans les deux types, les éléments représentés sont des « objets » ou des « réalisations ». Ce qui distingue fondamentalement le premier et le second type, c'est la valeur ajoutée qui colle aux objets classés dans cette dernière. De la même manière que certains collectionneurs d'objets physiques s'attachent à un au–delà de l'objet, en quelque sorte à leur symbolique, voire même à leur « âme », le contributeur de Pinterest attentif à la valeur esthétique vise un au–delà gustatif et gastronomique du plat représenté. Il apparaît tel un collectionneur esthète ou inspiré recherchant derrière l'objet le génie créatif des vrais artistes, hommes de lettres, peintres, poètes, compositeurs ou, en l'occurrence, grands cuisiniers.


4. Un second constat : Fans de (5)... grands chefs

La représentation de plats cuisinés n'épuise pas totalement l'ensemble de l'offre imagée déposée sur Pinterest dans le domaine de l'alimentation. Certains afficheurs placent des images qui font d'eux l'équivalent de fans plutôt que de collectionneurs traditionnels. Ces derniers classifient, rangent et étiquettent les éléments de leur passion, qu'il s'agisse de timbres, de boîtes ou de maquettes de bateaux ou d'automobiles(6). Ils s'intéressent avant tout aux objets pour lesquels ils se passionnent. Les fans quant à eux s'intéressent à des célébrités ou à des personnages populaires ou encore à des mythes et attribuent davantage de valeur, non aux objets, mais à l'univers que ces objets sont censés évoquer.

Ainsi, la logique de leur collection se distingue fondamentalement de la logique du collectionneur d'objets. Aux yeux des fans, les objets achetés, accumulés ou possédés sont avant tout des médiateurs ou des objets mémoriels voire commémoratifs de héros ou de personnalités mythiques. Alors que le collectionneur traditionnel est un amateur d'une catégorie d'objets (e.a. certaines œuvres d'art, naturalia, livres, objets populaires) le fan est avant tout un dévot, qui s'intéresse à des reliques lui permettant de s'accaparer la présence d'un être qui ne peut être présent puisqu'en fonction de son rôle de vedette ou de mythe, il ne peut bénéficier du statut d'intime.

Depuis la fin des années 1990, s'est fortement développé, à l'origine dans les pays anglo-saxons, un courant de recherche dénommé les fan studies. Au même titre que les analyses d'audience, les études culturelles relatives aux diverses « sub-cultures » ou groupes culturels non dominants, définis par le genre (gender studies), l'âge, la classe sociale (les cultures populaires), l'ethnie, etc., les fans studies font partie des cultural studies. Dans leur ensemble, ces études insistent sur l'aspect actif et créatif des sous-cultures et des audiences concernées et sur le pouvoir qu'elles peuvent présenter auprès des producteurs des industries culturelles. Ces analyses aboutissent à l'affirmation selon laquelle les audiences et les groupes non dominants exercent souvent une fonction de co-production et pas exclusivement une fonction de consommation de produits culturels standardisés.

Ainsi, Mark Duffett et Henry Jenkins ont consacré plusieurs ouvrages aux fans des séries télévisées et des feuilletons littéraires, tel Harry Potter. Ils ont constaté que ces fans pouvaient aller jusqu'à suggérer des modifications de scénarii, voire de nouveaux épisodes, échangeaient largement des informations, se procuraient des produits dérivés, visitaient les lieux significatifs des aventures narrées... Dans bon nombre de cas, ils se groupaient en communautés de fans.

L'observation menée révèle qu'un ensemble important de contributeurs au média social Pinterest affichent des tableaux relatifs à des vedettes de la gastronomie. Ces tableaux sont composés d'images qui ne donnent pas exclusivement à voir les plats préparés et leurs ingrédients. La plupart de ces images montrent des portraits des chefs eux-mêmes et de leurs collaborateurs, ainsi que des images des lieux – photographies de l'extérieur et de l'intérieur des restaurants (salles à manger, cuisines, etc.). Les tableaux portent en général le nom des chefs auxquels ils sont dédiés. De la même manière que le fan d'une vedette de la chanson accumule toutes sortes de témoignages et de reliques sur celle-ci, les fans de cuisiniers étoilés se constituent un album souvenir des réalisations et des exploits de ceux qu'ils admirent. Consacrer un tableau à Alain Chapel, Hélène Darroze ou encore à Alain Passard est une manière de leur rendre hommage, de conserver et de transmettre les composantes de leur talent.


5. Des jeux d'oppositions

Les trois types d'affichage, correspondant à trois manières distinctes de collectionner, qui se trouvent dans les tableaux consacrés à l'alimentation sur Pinterest impliquent un espace de tension entre ce qui relève de la gastronomie – les plats alléchants – et ce qui relève la simple nourriture. Une seconde opposition tensive peut être mentionnée entre la figuration des créateurs et celle des plats appréciés. Dès lors, il devient possible de représenter les trois logiques d'affichage par le biais d'un espace à trois cases, deux d'entre elles portant sur des objets (l'une relative à des objets pratiques, l'autre à des objets esthétiques ou symboliques) et la dernière traitant de personnes (en l'occurrence il s'agit de chefs étoilés).

Axel Gryspeerdt : Goûts et engouements sur Pinterest

Le schéma spatial ainsi établi distingue, en partie inférieure, les mets simplement présentés dans leur statut d'objets alors que la partie supérieure laisse à voir des éléments figurés qui transmettent l'idée d'un au-delà de l'objet, qu'il s'agisse – du côté gauche du schéma – de représentations liées aux grands chefs, ou – du côté droit – des mets de nature gastronomique. Comme nous l'avons mentionné antérieurement, l'intérêt des afficheurs porté à la qualité esthétisante – ils mangent déjà des yeux les plats qui ont été confectionnés – dépasse largement l'idée de recettes d'ingrédients et de plats simplement cuisinés. On peut déclarer que le haut du schéma – à gauche comme à droite – traduit le talent, voire le génie de la création culinaire alors que le bas du tableau est davantage consacré à l'élaboration courante des plats, que chaque simple cuisinier, sans virtuosité ou don particulier, peut être amené à réaliser.

L'espace représenté incarne la manifestation visuelle de trois logiques de tables spécifiques activées par les contributeurs, qui en distinguent non seulement les stratégies d'action, mais qui peuvent également se lire comme des révélateurs d'adhésion quasi-idéologique : promotion des manières de tables quotidiennes (bas droit du schéma), de goûts davantage gastronomiques qualifiant les gourmets (haut droit du schéma) et ou encore de créateurs d'exception que sont les grands chefs (haut gauche du schéma).

Au sens bourdieusin, le schéma représente le champ des amateurs de bonne cuisine sur Internet. Tous sont passionnés par la nourriture au point d'alimenter leur mur de dizaines d'images culinaires, mais la manière dont ils créent leur monde diffère selon qu'ils participent de la simple représentation de plats, de la valorisation de plats donnant l'eau à la bouche ou de la célébration de ceux dont le mérite culinaire est le plus élevé.

Le schéma en question n'est pas sans rappeler la typologie des collectionneurs présentée par ailleurs(7). Il fonctionne comme son équivalent graphique, en figurant la classification selon trois principales approches des collections :

a) l'approche, la plus répandue, de collectionneurs passionnés par un certain type d'objets, accumulant ceux-ci selon une logique d'ordre et de sérialité ;

b) l'approche davantage inspirée de collectionneurs intéressés par un au-delà des objets, de type poétique, symbolique ou conceptuel, à la logique souvent comparative ou dialogique(8);

c) l'approche des collectionneurs dévots, passionnés par l'un ou l'autrehéros ou mythes(9).

L'apparition récente de collectionneurs vedettes – François Pinault en France, José Berardo au Portugal, Zero Freitas au Brésil, Orhan Pamuk en Turquie(10)... – laisse supposer qu'il existe au moins un quatrième type de collectionneurs, occupant l'espace de représentation laissé libre jusqu'à présent, correspondant à la case en bas à gauche du carré schématique. Il s'agit de personnes largement médiatisées en fonction même de leur identité de collectionneurs. Davantage que sur les réalisations, données àvoir lorsque l'ensemble porte sur des objets, la mise en évidence réalisée dans ce quatrième type porte sur les prestations.

Axel Gryspeerdt : Goûts et engouements sur Pinterest

Ce quatrième type se retrouve-t-il dans le travail des déposeurs de pins sur le média social observé ?
Nullement. L'observation de plusieurs milliers d'images alimentaires déposées sur Pinterest débouche en effet sur le constat qu'aucune figuration d'afficheur n'apparaît dans les tableaux constitués par ceux-ci. Si les traces de nourritures et des grands chefs sont très abondantes, il n'y a guère de traces des émetteurs eux-mêmes au sein des photographies et images colportées. Pinterest n'est pas Picasa, sur lequel il n'est pas rare de voir apparaître une série de personnes prises en photos, parmi lesquelles figurent fréquemment les contributeurs. Les seules exceptions sur Pinterest, tout à fait rarissimes, concernent l'image de mains de personnes présentant un plat (qui ne sont pas pour autant les mains du contributeur).

L'ultime constat de l'analyse exploratoire des images aboutit ainsi à relever l'absence totale de représentation de soi parmi les images représentées. Le collectionneur d'images par et sur Pinterest ne se donne pas à voir, pas plus qu'il ne donne à voir ses amis.Il reste hors champ, extérieur à sa collection. Une différence d'envergure par rapport à l'usage d'autres médias sociaux recourant à des images, comme Facebook. Malgré l'enthousiasme sociétal pour cette pratique, aucun selfie n'est constaté dans le vaste corpus examiné. Le contributeur sur Pinterest n'apparaît jamais, ni comme simple individu – au contraire du collectionneur classique qui aime se mettre en scène parmi ou devant ses objets de collection –, ni comme vedette adulée par les médias en fonction de l'étendue, de la richesse ou de l'originalité de sa collection.

Autant l'intérêt et le goût se rendent visibles et sujets à interprétation, autant les portraits des pratiquants sont estompés. La définition et l'identité sont principalement données et même largement échangées par une mise en commun, véritable mise en collectivité, selon les centres d'intérêts et les engouements. Se fréquentent par Pinterest ceux qui aiment – voire qui adorent – de mêmes mondes représentés et représentables. L'homologie des goûts (et des couleurs) domine(11).


6. Conclusions et ouvertures

Menée lors de cette étude exploratoire, une observation suivie d'un classement dans quelques catégories livre déjà une série de renseignements sur certains mécanismes inhérents à la publication d'images alimentaires sur le média social analysé.

a) Les images déposées sur Pinterest présentent une proximité certaine avec les images qu'un collectionneur – au sens générique du terme – place dans des albums. Au même titre que des vignettes, des timbres, des chromos, elles sont rangées dans autant d'albums ou de livrets que le collectionneur le souhaite afin de bien les distinguer par pays ou régions, par valeurs ou couleurs, par thèmes ou sous-thèmes. Les tableaux Pinterest agissent en ce sens comme des albums ou des catalogues destinés à être conservés et à faciliter l'accès : les consulter, les montrer, en assurer le suivi...

b) Par contre ces mêmes images se distinguent de celles que l'on peut habituellement découvrir dans les magazines de luxe, dont il a été question au début de cet article. En effet, elles ne donnent aucune place aux portraits de ceux qui déposent les images, alors que, bien au contraire, rares sont les articles de presse qui ne montrent pas le collectionneur face ou au milieu de sa collection. Le facteur humain self, si important dans la presse, entre autres dans la presse people, est largement couvert dans les médias écrits et traditionnels. Il est évacué dans les « pages » Pinterest, car ce n'est guère lui qui est « collectionné ».

c) Les êtres humains sont malgré tout bien présents dans la re/production d'images sur Pinterest, mais ce n'est pas l'ego du collectionneur ou de l'afficheur qui est sollicité ; les portraits relayés sont ceux de cuisiniers avertis, experts et compétents, presque toujours des chefs étoilés, célébrés dans leur univers (ustensiles, menus, dépliants de présentations, leaflets, logos, représentation du cadre externe et interne du restaurant, personnel de cuisine ou de salle), ceci selon la logique produisant les afficheurs en tant que fans.

d) Cette absence de figuration de l'utilisateur afficheur d'images rend souvent peu aisée l'identification de celui-ci. La consultation des images ne nous apprend rien sur lui, à l'exception très notable de ses goûts et de ses centres d'intérêt et de la croyance dont il fait montre que la nourriture constitue à ses yeux une valeur qu'il convient d'étaler et de propager. Chacun des contributeurs croit intensément qu'il a un rôle actif de transmetteur et parfois de médiateur à endosser. Il traduit en cela une propension de la société occidentale actuelle à valoriser la nourriture, à l'assimiler à du plaisir et à lui trouver tout un ensemble de vertus (des plus pratiques, voire élémentaires aux plus emblématiques, symboliques ou esthétiques). Il contribue à propager l'idée que la cuisine et surtout cuisiner sont des pratiques courantes, indispensables à toute sociabilité dans le monde contemporain.

e) Les éléments d'identité plus singulière sont dès lors entièrement à trouver dans la source des images, qu'il s'agisse des images citées –dont la provenance est clairement mentionnée – ou du bandeau fournissant des indications souvent de type élémentaire, nom ou pseudonyme de la personne, photo-portrait en miniature, souvent remplacée par un symbole (une main, une toque, une fleur).

f) En quelque sorte, c'est le goût qui joue le principal rôle identitaire, quand il est décelable au-delà de l'engouement que la personne porte aux contenus référentiels des images.

g) Seule une analyse plus fouillée serait susceptible d'aborder plus intensément cette problématique du goût, ainsi que la nature des relations existant entre les déposants et leurs images. Dans cette quête, une incursion dans les usages d'autres médias sociaux imagés, tels Flickr ou Facebook, pourrait être fertile, De même que l'interview des acteurs concernés sur les raisons de leur choix de Pinterest et leur propension à se limiter exclusivement à celui-ci ou à utiliser d'autres services du Web 2.0.

h) Une autre piste, potentiellement très intéressante, consisterait à s'assurer que la digitalisation sur un media social est le seul outil privilégié ou au contraire à relever qu'il est fait usage d'autres outils ou médias, tels la collection physique de recettes, le livre de coupures de presse, les albumsde photos... Dans cet effort de compréhension des pratiques utilitaires, l'approche transmédiatique chère à Henry Jenkins pourrait être sollicitée. Notamment le concept de bricolage – poaching – qu'il a emprunté à Michel de Certeau, pourrait être activé, permettant de relever à la fois le taux d'activité, la nature de l'implication, la cohérence des gestes et l'intégration des divers outils utilisés.


(1) Soit la juxtaposition d’épingle (pin) et de centre d’intérêt (interest).
(2) Ce chiffre de 70 millions d’utilisateurs est également relevé par l’entreprise française de recherche sur les médias sociaux Sémiocast (cf. semiocast.com).
(3) À savoir une photographie extraite d’un tableau intitulé « Lisbonne, Cascais, Sintra » créé par Marie Chantal dos Santos, auteur d’une centaine de tableaux (au 8 décembre 2014, le tableau en question affichait 385 pins). Remarque stylistique concernant cet article: comme il s’agit dans ce cas du récit d’une expérience personnelle, la forme singulière « je » a été volontairement choisie pour distinguer cette démarche de la posture scientifique, pour laquelle le pluriel majestatif « nous » a été préféré au sein de cet article.
(4) On retrouve là le principe même de la collection : une différence dans une ressemblance.
(5) Allusion à l’ouvrage très documenté de l’anthropologue français Gabriel Segré, intitulé Fans de. . . (2014).
(6) Pour prendre un exemple imagé, les nombreux collectionneurs dessinés par Hergé dans les albums des aventures de Tintin sont des collectionneurs traditionnels qui ordonnent et rangent les œuvres d’art (par écoles ou par peintres), les statues (par époques ou par continents), les sceaux (par nationalités), les papillons (par genres), ou même encore les portefeuilles (par ordre alphabétique de leurs propriétaires).
(7) Voir entre autres la conférence donnée à l’université de Tours par l’auteur de cet article, conférence intitulée : « Quels collectionneurs ? Quelles collections ? Dans quels contextes ? Une approche du collectionnisme privé » (précisions via À l'université de Tours).
(8) Le mur d’André Breton est un bel exemple de mise en dialogue d’œuvres contemporaines et d’œuvres africaines, de masques divers, d’objets signifiants trouvés au hasard d’une découverte. Pendant longtemps collectionneur traditionnel de manuscrits et d’autographes de compositeurs et de littérateurs célèbres, Stephan Zweig revend ses collections pour s’intéresser exclusivement aux œuvres susceptibles de lui faire découvrir les arcanes du génie créateur. Roger Caillois collectionne les minéraux dont les formes et les couleurs évoquent les réalisations d’artistes contemporains, confortant sa thèse d’un monde fini répétitif. Etc.
(9) Qu’il s’agisse par exemple d’une accumulation d’objets napoléoniens ou de tout autre objet évoquant un univers disparu ou inatteignable.
(10) Mais le phénomène est sans doute plus ancien. On peut songer par exemple à Saluste Gulbenkian, aux frères Goncourt, à Pierre Loti, ou encore à Stanislas Steeman.
(11) Il est hautement probable que les thématiques appréciées s’agrègent autour de goûts communs. Voir à ce propos l’ouvrage Sociologie des intérêts culturels, rédigé par l’auteur (Gryspeerdt 1972), dans lequel il est abondamment question de constellations culturelles.



Références bibliographiques

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Cet article a été publié dans :

Lexia. Rivista di semiotica / Journal of Semiotics, 19-20, juin 2015

Cibo e identità culturale / Food and Cultural Identity

pp 452-465


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