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« CHTCHOUKINE. Le patron de l'art moderne », de Natalia Semenova et André Delocque (La collection Chtchoukine éd., 2016, 400 p.)


On sait l'événement qu'a constitué l'exposition de l'éblouissante collection de Sergueï Chtchoukine proposée à Paris d'octobre 2016 à février 2017 dans le cadre de la Fondation Vuitton.

Ce fut l'occasion de la parution d'une biographie de celui qui fut le plus grand collectionneur russe, une publication issue d'une précieuse collaboration. Celle de Natalia Semenova, historienne et éditrice d'art à Moscou et y ayant déjà publié plusieurs recherches essentielles sur le sujet, et d'André Delocque, qui n'est autre que le petit-fils de Chtchoukine et qui, lui-même très investi dans les secteurs culturels, fut membre du cabinet de Jack Lang à l'époque où ce ministre emblématique était en charge du secteur. A partir d'une refonte des travaux de l'historienne, ils ont établi l'adaptation française dont le présent ouvrage est le fruit.

C'est effectivement en France que Chtchoukine avait choisi l'exil en 1919, pour échapper avec sa famille aux tourments révolutionnaires qui secouèrent son pays natal à travers les premières décennies du siècle.

Descendant d'une famille de marchands de l'industrie textile, et “respirant l'art” depuis l'enfance, Sergueï (né en 1854, décédé à 82 ans) saura transposer l'exceptionnelle capacité d'anticipation dont il fait preuve dans le monde des affaires, au rapport qu'il développe cette fois avec la peinture et qui jouera du même coup un rôle clé dans l'aventure de la modernité.

L'étude ne cache cependant pas qu'au départ son souci de collectionner répond davantage à une préoccupation mondaine qu'à une véritable passion. Celle-ci se déclenchera, à la manière d'un coup de foudre, dans un séjour parisien, lorsqu'il découvre au Salon des Indépendants d'avril 1906 un tableau de Matisse, Le Bonheur de vivre, dont “l'harmonie dissonante” le fascine. On est frappé ici par le propos que cette émotion tremblante lui a suggéré et qu'il redira souvent: “Ce n'est pas moi qui choisis le tableau, c'est le tableau qui me choisit”. (Pareil jugement, qui prend la forme d'une maxime paradoxale, sera exprimé de son côté par Jacques Attali, ainsi qu'en témoigne, sous la forme d'une interpellation, le questionnaire adressé par UCL-Culture à des collectionneurs-maison lors de l'exposition organisée au Forum des Halles à l'été 2016.)

Chtchoukine évoquera d'ailleurs les deux moments-clés qui, pour lui, régissent le processus de collection: d'abord “l'impulsion foudroyante de l'achat”, obéissant à une émotion qui catalyse tous les sens; ensuite, le long tête-à-tête avec l'œuvre pour tenter d'en mettre au jour la “raison cachée”.

Le collectionneur qui, à partir des années 1890, avait commencé à acheter des impressionnistes (Monet, principalement), puis, après 1900, Gauguin et Cézanne, décide cette fois de commanditer la production de toiles, devenant le grand mécène de Matisse et mettant ainsi à l'abri de lourdes préoccupations matérielles celui qui suscitait à l'époque tant de rejets moqueurs. Choutchkine sera ainsi au départ de quelques chefs-d'œuvre absolus de la couleur, tels Harmonie en bleu, Harmonie en rouge, ou La Chambre rouge.

Encore faut-il trouver, plus généralement, un espace digne du vaste ensemble des toiles des artistes qu'il s'approprie. Les belles illustrations de l'ouvrage attestent du lieu impressionnant qui les accueille: c'est le Palais Troubetskoï de Moscou, qui est non seulement un lieu de vie mais aussi un décor que cet homme de goût organise à la manière d'un scénographe, composant dans sa vaste salle à manger – notamment pour ses nombreux Gauguin – une suite bord-à-bord qui rappelle les iconostases déployées dans les églises orthodoxes.

Chtchoukine ne manquera pas d'acheter des Picasso (elles sont même les plus nombreuses de sa collection), mais c'est sa collaboration créative avec Matisse qui demeurera une des plus fécondes entreprises artistiques du XXe siècle. Cette collection majeure d'un Russe, qui investissait en réalité toute sa passion dans l'innovation telle qu'elle se manifestait en dehors de son pays et singulièrement en France, sera soustraite aux périls liés aux convulsions de l'époque, à la faveur d'un décret de nationalisation, signé par Lénine en octobre 1918, qui la place sous protection publique. Obtenu au souhait même de Chtchoukine, ce statut explique qu'aujourd'hui encore une autorisation étatique fut nécessaire pour permettre que cette prodigieuse collection soit enfin ouverte, hors de Russie, à un large émerveillement.

En veillant à cadrer largement cette biographie dans la saga souvent bouleversée d'une famille (deux des fils de Sergueï se suicidèrent) et d'une société, Natalia Semenova et André Delocque ont conjugué la double démarche de l'historienne et de l'héritier pour conter la passion d'un homme qui avait l'intuition exceptionnelle de “l'art vivant”. Ils le font avec rigueur et beaucoup de ferveur, n'hésitant pas, comme l'indique le sous-titre de ce fort volume, à qualifier Chtchoukine de “patron de l'art moderne”.

Jacques POLET
septembre 2017

Chtchoukine, N. Semenova et A. Delocque
Chtchoukine, N. Semenova et A. Delocque


Portrait de Sergueï Chtchoukine par par Dimitri Melnikov (1915)
Portrait de Sergueï Chtchoukine par par Dimitri Melnikov (1915)


Matisse, Le Bonheur de vivre (1905-1906)
Matisse, Le Bonheur de vivre (1905-1906)


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