Les domaines du collectionnisme sont innombrables, l’observation de ce phénomène montrant qu’à la limite tout objet est susceptible d’alimenter ce type de passion. Pourtant, en dépit de la diversité étonnante de cette pratique, la notion même de « collection » est encore associée par excellence, dans l’esprit de beaucoup, au secteur privilégié des arts plastiques.
Le livre d’Anne Martin-Fugier, intitulé
Collectionneurs. Entretiens, s’inscrit dans cette perspective. En fait, la sobriété généraliste de son titre recouvre exclusivement et délibérément le champ de l’art, et, singulièrement ici, de l’art contemporain. Cette préoccupation spécifique constitue une étape du parcours de l’essayiste, docteur ès lettres, qui a fait de la vie sociale et culturelle française son territoire d’historienne. Centrée pour l’essentiel sur le 19e siècle et le début du 20e, avec notamment une très belle étude sur
Les salons de la IIIe République. Art, littérature, politique (Perrin, 2003), sa trajectoire débouche donc sur la période contemporaine. (On convient généralement, dans les périodisations artistiques, que la délimitation entre
moderne et
contemporain se situe vers 1960.)
Le présent ouvrage fait en réalité écho à une précédente enquête menée auprès de galeristes,
Galeristes. Entretiens (Actes Sud, 2010).
En suivant la même méthodologie, l’auteur a longuement interrogé une série de collectionneurs français, 14 au total, distribués sur 10 entretiens, certains interviewés portant leur ferveur individuellement, d’autres en couple. A ceux qui pourraient juger le panel restreint, on répondra qu’il a été judicieusement élaboré, avec un souci de la diversification des critères, où la démarche du collectionneur apparaît comme une activité tantôt purement privée, tantôt associée à une entreprise, ou encore à une institution publique.
Plusieurs entrées guident également les rencontres : l’origine de l’intérêt pour l’art contemporain ; la gestion de la collection dans la durée ; le rapport aux acteurs du monde de l’art ; le devenir de la collection.
Dans la relation des différents témoignages, Anne Martin-Fugier, après une brève présentation de ses interlocuteurs, a pris le parti de s’effacer, donnant au lecteur l’impression vivante que les propos recueillis surgissent et s’enchaînent avec le plus grand naturel, évitant du même coup l’effet de répétitivité qu’aurait induit la reprise, à chaque fois, de la grille du questionnement dont l’introduction a exposé la philosophie. Mais on comprend bien que l’apparente absence de celle qui se tient « off » n’est qu’un procédé d’écriture et que l’auteur garde d’une main sûre les fils de son entreprise, toutes les grandes interrogations de l’enquête qualitative recevant une réponse, en préservant la spontanéité propre au déroulement de chacune des rencontres.
La diversité des témoignages n’empêche pas de donner à voir des lignes de force. La première est sans doute la réticence que les collectionneurs expriment à l’égard de la dénomination même qui les désigne traditionnellement.
« Je n’aime pas ce mot » est une réaction largement partagée. A la notion de
collection, qui implique trop l’idée d’accumulation, ils préfèrent celles de
cabinet d’amateur, ou de
réunion d’œuvres. Encore que le fait de se reconnaître en tant qu’
amasseur pour quelque part « remplir un vide » figure aussi parmi les réactions. Il est vrai que, quelles que soient les préventions sémantiques suscitées par l’appellation habituelle, aucun intervenant n’a sous-
estimé la dimension quantitative de la pratique, sa propension à la prolifération et à l’envahissement, chacun s’avouant inévitablement confronté aux contraintes du « stockage » dans des « réserves ».
Aucun déterminisme univoque ne semble affecter le milieu originel des collectionneurs : l’imprégnation artistique par le contexte familial a pu favoriser leurs passions futures, comme, à l’opposé, le manque d’attention esthétique au sein du cadre éducatif a pu, par réaction de « frustration », provoquer leur engouement artistique.
De toute manière, on se situe toujours ici dans le champ du
désir et, s’agissant plus singulièrement d’art contemporain, du
désir d’inconnu. C’est en quoi le collectionnisme constitue un engagement à risque, guetté par l’addiction, et qu’il importe de contrôler. Les témoignages concordent sur ce point : tout se joue dans un rapport de tension entre impulsion et réflexion. Il en résulte une grande règle paradoxale : il faut se méfier de l’attrait spontané pour une œuvre. Le plaisir qu’elle donne peut vite s’épuiser.
« Un bon tableau doit vous résister, vous devez même ne pas être sur-le-champ séduit par lui », soutient un des témoins. C’est en proie à ces « coups de cœur » que la décision d’acquisition en couple peut autoriser une précieuse prise de distance, ajoute une partenaire.
Le segment spécifique de l’art contemporain, choisi par Anne Martin-Fugier, révèle ici un statut tout particulier. Car s’il est un domaine de collection aléatoire, c’est bien celui-ci. Les propos rapportés laissent peu de doutes à ce sujet. On est frappé tout d’abord par la quantité d’artistes qui jalonnent l’ensemble des contributions. C’est certes la preuve d’une vitalité et d’une diversité réjouissantes de la création des temps récents. En revanche, beaucoup de noms qui apparaissent puis disparaissent sont aussi le signe de la réalité fluctuante de la production et de la réception contemporaines. Même s’il ressort des entretiens que l’amateur authentique ne fait pas de sa passion une affaire d’investissement spéculatif, il n’en reste pas moins que l’achat d’art actuel revêt à certains égards l’apparence – et la réalité – des risques boursiers. Et il y a des risques à ne pas prendre, ce d’autant que, contrairement à certaines idées reçues, l’acheteur de créations contemporaines ne se révèle pas nécessairement fortuné, la plupart des interlocuteurs confessant qu’ils ont financé leurs acquisitions par mensualités.
Beaucoup avouent d’ailleurs se consoler difficilement d’avoir manqué l’occasion d’acheter les œuvres d’artistes vivants alors qu’ils étaient encore financièrement accessibles. Ainsi, la plupart revendent – pour acheter autre chose. Mais aussi pour corriger les « erreurs de parcours » liées aux pièges des « coups de foudre » évoqués plus haut et d’autant plus redoutables en art actuel que l’absence de recul lui est par nature associée.
Les collectionneurs sont lucides. Ils conviennent que la situation se complique encore aujourd’hui, parce que l’art contemporain est cher et que les galeries et les propositions sont bien plus nombreuses à travers le monde. Sans compter que certaines créations tendent à composer avec la fragilité ou la complexité technique de matériaux (notamment dans les installations) qui suscitent des doutes quant à leur fiabilité et leur viabilité.
Face à tant d’incertitudes, on se dit que s’engager dans ce genre de collection suppose, plus que dans toute autre, un pari, ou une perspicacité qui s’apparente quasiment à de la divination...
On comprend dès lors qu’en la matière, bien plus que dans le domaine des productions artistiques consacrées par la reconnaissance historique, le rôle des galeristes s’avère crucial, les meilleurs d’entre eux, loin d’une fonction « dépôt-vente », se voyant attribuer un véritable rôle de « passeurs », de « pédagogues ».
Il apparaît en tout cas de l’enquête que les collectionneurs choisissent sans conteste l’achat en galeries plutôt qu’en ventes publiques, mettant en cause en l’espèce un coût plus élevé de ce mode d’acquisition. Le lecteur aurait peut-être aimé que cet important comparatif, qui donne souvent lieu à débat, fasse ici l’objet de plus d’explicitations.
Mais ce qui est de nature à alimenter l’exaltation toute particulière provoquée par l’art contemporain, c’est la possibilité entrevue d’établir un contact avec les artistes eux-mêmes. L’étude ne se prive bien entendu pas de questionner cette relation. Ses enseignements pourront surprendre, car les réponses sont pour le moins mitigées. Certes, la fréquentation des ateliers représente l’occasion de rencontres directes et enthousiasmantes avec la créativité en action. Cette proximité a toutefois ses revers. Les témoins invoquent tantôt la déception causée par la personnalité de l’artiste, dont on attend sans doute trop qu’il puisse « parler » de son travail novateur ; tantôt aussi, la crainte de transformer une interaction humaine exceptionnellement sensible en relation à dominante mercantile. D’où le parti pris par certains de faire de la distance une question de principe : « séparer l’homme et l’œuvre », ne pas pratiquer « le mélange des genres ».
Ces relations ambivalentes des collectionneurs vis-à-vis de l’homme-artiste n’empêchent pas leur sociabilité de s’organiser largement autour du monde de l’art.
Galeries, expositions, salons internationaux, associations d’Amis de musées, tissent, à côté de la vie familiale et professionnelle, la trame d’une existence en soi, développée sur des décennies. Dans l’esprit d’un rapport à la société, nous avons particulièrement apprécié les paroles d’un des interlocuteurs, médecin ayant travaillé dans un hôpital public pour lequel il a, non sans combat contre les résistances, acquis des créations plastiques ; même s’il reconnaît acheter par ailleurs des œuvres pour son « propre compte », il considère, par un heureux glissement des mots, qu’
« une collection doit être au service de la collectivité », car
« c’est un bonheur de posséder des œuvres mais aussi d’en partager la possession ».
Un jour, toutefois, se pose la question de l’avenir de la collection. C’est un enjeu clé que le livre n’élude évidemment pas. Mais la focalisation sur l’art contemporain ne le rend-il pas singulièrement aigu ? Car, si l’on suit jusqu’au bout la logique de ce choix et que l’on privilégie « la recherche de ce qui se crée aujourd’hui », ainsi que le revendiquent des interviewés, comment imaginer qu’une collection qui entend se tenir à la pointe de « l’art qui bouge » puisse susciter le même attrait pour des objets
déjà rassemblés chez des héritiers dont, par définition, le contemporain ne sera plus le même ? On peut espérer transmettre la passion d’une
quête, plus difficilement de son
résultat.
C’est sans doute cette conscience qui explique que prévaut chez ce type de collectionneurs, lorsqu’ils pensent à des continuateurs, l’idée insistante que
« cette réunion d’œuvres n’est pas leur histoire, c’est la mienne ». La même conviction s’exprime parfois plus crûment :
« Je m’en fiche ! » répond quelqu’un lorsqu’on l’interroge sur ce qu’il adviendra après lui de sa collection. À moins que l’on n’adopte à ce sujet une attitude toute en mesure, consistant à se contenter de transmettre ce qu’un collectionneur, dans un langage imagé, appelle « un kit de survie artistique » :
« même si mes enfants ne collectionnent pas plus tard, ils auront au moins cette sorte de trousse de secours qui sera, en même temps, un lien avec moi et un lien entre eux ».
Au total, les propos qu’Anne Martin-Fugier nous livre dessinent de captivants portraits de personnages, laissant affleurer çà et là des événements et des émotions d’ordre intime, dont l’évocation se trouve favorisée par la forte dimension affective des pratiques collectionnistes. Les profils et caractères très différenciés, du rigoureux au fantasque, se rejoignent toutefois dans une même passion où les œuvres réunies, loin de se réduire à une fonction décorative, nourrissent un dialogue secret avec ceux dont elles marquent profondément la vie quotidienne. C’est l’avantage qu’ont ces longs entretiens de faire que les personnes rencontrées se racontent avec générosité et avec une franchise dont parfois la vigueur très peu langue de bois étonne, mais qui, du même coup, ne dissimule rien des « souffrances » derrière les « joies » du collectionneur.
Jacques POLET
mars 2013