Paris, MkF éditions, coll. Les Essais médiatiques, 2020, 177 pages
En cette époque, que l'on qualifiera de sur-tourisme, ou de super-touristique, qu'apporte la visite rapide des musées à ceux qui semblent de plus en plus nombreux à s'en contenter ? Et en tirent-ils quelque bénéfice d'ordre culturel ? C'est à ces questions que s'attèle principalement l'ouvrage de Daniel Jacobi qui, sous l'allure d'un pamphlet, s'inscrit dans une démarche d'analyse rationnelle et d'interprétation des situations présentement vécues par ceux qui œuvrent aux commandes des musées et par ceux qui fréquentent ces derniers.
Selon lui, penser qu'aucun bénéfice culturel n'est retiré d'une visite paraissant
a priori superficielle est une erreur profonde. Une des preuves, à ses yeux, réside dans l'efficacité culturelle et artistique, voire esthétique de la publicité, les médias publicitaires apparaissant de plus en plus comme des moyens informels d'introduction à l'art par leur récupération fréquente d'œuvres artistiques, qu'ils insèrent dans leurs messages et également par la créativité (quasi-)artistique que les publicitaires déploient. Preuves à l'appui, les publicités qu'Oliviero Toscani a imaginées pour Benetton, dont certaines sont d'ailleurs exposées dans un musée d'art contemporain en Suisse ; la reprise des
Soleils de Vincent Van Gogh ou de fonds d'images empruntées aux Impressionnistes ; à l'inverse, de manière quasi-symétrique, les objets de consommation devenus sujets d'art chez un Andy Warhol ou un Andreas Gursky.
En fait, pour D. Jacobi, les publicitaires ne se contentent pas d'attirer les consommateurs vers les produits qu'ils vantent, mais en outre, par le biais de leurs emprunts à l'art, surtout contemporain, ils acclimatent ou ils habituent le regard des citoyens à décoder (terme guère utilisé par l'auteur, qui préfère mener une analyse selon un modèle davantage cognitif que sémiotique) les œuvres et à s'initier à la fréquentation des musées dont – Pierre Bourdieu l'avait déjà magnifiquement relevé dès 1969 (P. Bourdieu et Alain Darbel, 1969,
L'Amour de l'Art. Les Musées d'art européens et leur public, Paris, Éd. de Minuit, p. 33-66) – la majorité des visiteurs a pendant longtemps été constituée par de « bourgeois » déjà acculturés, de niveau scolaire élevé et faisant partie d'une classe cultivée. Si la publicité constitue un des canaux permettant cette habileté il en existe actuellement toute une série d'autres, qu'il s'agisse de la télévision – qui constitue un important relais de la créativité publicitaire et d'introduction très diverse à l'art par émissions documentaires ou de fiction –, ou encore d'expositions de collections privées ou publiques d'objets d'art populaire. Que l'on pense aussi – D. Jacobi ne l'évoque guère, mais il parle des plaques émaillées – aux timbres (hélas largement en diminution), aux cartes à jouer, aux cartes postales, aux multiples objets dérivés.
Ainsi, ceux qui ne visitaient pas les musées dans une époque qui semble désormais révolue, non seulement sont devenus des visiteurs majoritaires (on pourra reprocher à l'auteur de ne donner aucune données quantitatives concernant la fréquentation des musées), mais aussi des visiteurs qui prennent goût et reviennent, même si persiste le cliché selon lequel ils se contentent de passer rapidement devant les œuvres, caméra à la main, ou de prendre des selfies individuels ou familiaux devant celles-ci : l'art a pu se glisser en eux, cumulant, comme chez les visiteurs davantage initiés, émotion et cognition, délectation et regard furtif, imprégnation et immédiateté.
Dans ce mouvement d'assimilation de l'esthétique, les politiques de gestion des musées jouent un rôle considérable selon deux dimensions principales sur lesquelles s'attarde davantage l'ouvrage. D'abord, la dimension temporelle, qui a permis à l'auteur d'identifier trois phases successives ; a) la phase de conservation et d'exposition permanente ; b) la phase des expositions temporaires ; c) la phase de l'événementiel et de l'immédiateté.
La tâche du conservateur varie en fonction de ces phases. Chargé de la préservation des collections, dont il est amené à exposer les principales pièces de manière permanente, il élargit et diversifie ensuite ses tâches en devenant responsable des politiques d'expositions temporaires, confiées à des curateurs ou commissaires. Cet élargissement des tâches correspond à la nécessité d'attirer dans les salles du musée un public plus large que celui des initiés culturels. Public devenu par conséquent plus hétérogène et davantage attiré par le changement. De cette manière, l'impératif de l'audience commence à entrer dans les préoccupations du conservateur, chargé non seulement d'augmenter le nombre d'entrées au musée, mais aussi d'introduire dans sa gestion la prise en compte des souhaits, implicites ou non, des publics. Enfin, dans un troisième temps, au moment où le public commence à se lasser non seulement des collections permanentes, qui changent peu, même si des exigences nouvelles de scénographie ont surgi, mais aussi des expositions temporaires, il commence, sans négliger ces deux types d'exposition, à devoir opérer une série de mutations qui transforment le musée en centre multiculturel, intégrant non seulement davantage d'activités didactiques et de lieux annexes au musée – librairies-boutiques, cafétérias, etc. – mais aussi une série d'activités connexes tels que des concerts, des spectacles de danse, des ateliers de bricolage, sans parler de la prise en charge complémentaire des éléments liés à Internet – site web, usage des médias sociaux, numérisation des collections, animations virtuelles. Ainsi, le projet scientifique – à l'origine des musées – s'est-il adjoint « un projet culturel », et même un projet pluriculturel, intégrant à l'un et à l'autre une politique des publics.
Ensuite, au fur et à mesure de l'évolution des musées, la médiation – dont le but est de rendre compréhensible et appropriable par le public le contenu, le message et le projet des œuvres qui lui sont proposées par les expositions – apparaît comme une préoccupation centrale. Il s'ensuit que les politiques de médiation deviennent une nécessité supplémentaire de la gestion des musées modernes. On doit à l'auteur de consacrer un imposant chapitre à ces questions, en fournissant un avis particulièrement avisé sur celles-ci. Intitulé « l'emprise des médiations », il comporte à la fois un inventaire des formes de médiation et une réflexion sur le rôle les effets de celles-ci. Tous les types de médiation sont envisagés, depuis la visite guidée jusqu'à la diffusion de feuillets d'information et la publication de catalogues. Une attention est même apportée aux médiations spontanées ou participatives, émanant des visiteurs eux-mêmes qui s'échangent des informations, des opinions et des jugements. D. Jacobi s'interroge aussi, à juste titre, sur le rôle des médiateurs professionnels, dont la fonction s'est complexifiée, tout en devenant davantage essentielle à la survie des musées, sans que leur statut ait été suffisamment revalorisé, leurs pratiques restant fréquemment jugées comme secondaires. Le développement actuel de médiateurs externes est cependant susceptible de modifier la donne.
Toutefois, mettre ainsi l'accent sur les pratiques de médiation ne consiste-t-il pas à faire fi de la nature des contenus des expositions et à penser que tous les contenus s'équivalent ? Cela ne revient-il pas d'une certaine manière à nier les forces symboliques et émotionnelles contenues dans les œuvres elles-mêmes ? Certes, la médiation doit être prise en compte, notamment quand elle ajoute des capacités émotionnelles et affectives aux compétences cognitives. Les propos repris par l'auteur à Nelson Goodman sur la perception des œuvres sont particulièrement éloquents à cet égard. Simultanément, aucune direction de musées ne peut se faire l'économie d'une politique de médiation. Cependant, il conviendra de garder à l'esprit que certains artistes, et les publicitaires aussi, ainsi que les créatifs de tous poils capables d'acculturer les personnes non préalablement initiées, sont dans l'ensemble conscients et convaincus des effets
in se des œuvres produites dans le champ artistique.
L'auteur consacre en outre quelques bonnes pages à la culture technique et au rôle spécifique joué par les artisans. Il convient en effet de ne pas négliger la spécificité des expositions techniques – dont l'auteur rappelle l'importance, le succès et l'origine, en citant notamment les expositions universelles internationales –, ces expositions techniques étant souvent oubliées au profit des expositions artistiques et scientifiques. Signalons qu'il s'agit là, à nos yeux, d'une des pistes particulièrement fécondes pour s'interroger sur les types de médiation mises en œuvre. Quant au titre de l'ouvrage –
Des expositions pour les touristes ? –, renvoie-il au fond de la question ou se veut-il accrocheur ? Et son sous-titre,
Quand le musée devient une attraction, traduit-il bien la tendance actuelle des musées ? Il convient de remarquer que « le touriste » n'est guère défini par l'auteur, qui laisse parfois supposer qu'il s'agit de la cohorte des étrangers qui visitent les musées français, mais parfois aussi qu'il pourrait s'agir de visiteurs non attentifs, visitant furtivement ou très rapidement les diverses salles des musées sans s'arrêter comme il le conviendrait devant les œuvres présentées. Il est vrai que l'époque à laquelle Pierre Bourdieu et Alain Darbel liaient la fréquentation des musées au capital culturel acquis par les visiteurs semble totalement révolue.
Le lecteur pourra cependant légitimement s'interroger sur le caractère métaphorique du terme « touriste », tel que l'utilise D. Jacobi, désignant sans doute l'ensemble des personnes que rien ne prédisposait à l'art ou à la science dans leur parcours formel d'éducation.
L'homo turisticus n'est-il pas finalement « une fiction commode », comme le laisse supposer l'auteur dans la dernière page du livre, tout en laissant subsister un doute à ce propos ? Cette catégorie de nouveaux visiteurs visée par D. Jacobi serait-elle composée de flâneurs ou de passants ? Ne serait-elle pas mue plutôt par des objectifs ou par des motivations qui risquent d'échapper aux analystes, même les plus aguerris, tant qu'une étude circonstanciée n'aura pas été menée ? Quant au sous-titre, ne devrait-il pas s'accompagner d'un point d'interrogation ? N'est-il pas trop affirmatif par rapport aux propos de l'auteur, dont l'analyse fine semble davantage démontrer l'existence d'un versant inverse ?
En tous cas, malgré les interrogations que nous avons relevées à son sujet, il s'agit d'un ouvrage très circonstancié et bien documenté, posant des questions judicieuses, à lire et à méditer à la fois par les visiteurs et par les professionnels chargés de mener ou d'exercer des politiques muséales, qu'ils soient gestionnaires, curateurs, chargés de collections, chercheurs, animateurs, médiateurs, infographistes, responsables des relations avec les publics ou encore agents de promotion.
Axel Gryspeerdt
Note de lecture parue dans Questions de communication, n° 39, 2021, revue semestrielle éditée par les Éditions universitaires de Lorraine.