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« Hitler tel que personne ne le connaît »


Historien de l'art de l'université de Vienne et chargé de cours à l'Académie des Beaux-Arts de Leipzig, Friedrich Tietjen est avant tout spécialiste de la photographie du dix-neuvième siècle. Ses recherches portent entre autres sur la daguerréographie, dont il est un grand amateur. Son intérêt pour la photographie ne se limite nullement aux dimensions proprement techniques ou esthétiques du médium, mais s'étend depuis toujours à ses valeurs sociales et politiques (l'objet, chez lui, n'est jamais dissocié de ses usages). Ses travaux l'ont conduit à étudier des images photographiques réalisées dans des buts de propagande, au sens très large du terme. En 2015, il a créé avec Maria Gourieva de l'Université Européenne de Saint-Pétersbourg une conférence annuelle, « After Post-Photography » (voir : https://after-post.photography), qui s'interroge sur les mutations présentes et futures du médium.

Le plus remarquable de ses projets est sans aucun doute « Hitler tel que personne ne le connaît », détournement du titre d'un livre tristement célèbre d'Heinrich Hoffmann, photographe attitré du leader nazi, publié d'abord en 1932 et vendu jusqu'en 1945 à plus de 400.000 exemplaires. Le but de cette publication, entièrement consacrée à des prises de vue d'Hitler dans une série d'interventions publiques mais aussi de situations tout à fait quotidiennes, était de montrer à quel point le leader du parti était aussi un homme comme tous les autres et de faciliter par là une plus grande identification du public à son chef.

Exemple superlatif de mise en scène et de manipulation photographique, l'ouvrage de Hoffmann ne fait que souligner l'importance des symboles visuels dans la propagande nazie. Cette insistance sur l'image prend essentiellement deux formes. La première est symbolique : la croix gammée. La seconde semble plus anecdotique, mais ne s'avère pas moins puissante : la moustache d'Adolphe Hitler. Cette moustache est non seulement contemporaine de l'introduction du drapeau nazi (les rapports entre les deux sont du reste évidents), elle est aussi porteuse d'une série de connotations qui en marquent la singularité, comme par exemple le refus typiquement moderniste de l'ornement – la moustache typique d'Hitler, qui s'approprie un « signe » certes rare mais déjà existant, apparaît quelque part entre 1919 et 1923, probablement en 1922 mais ce n'est pas absolument sûr ; le drapeau s'invente un peu plus tard – et sa parenté avec le langage strictement fonctionnaliste de l'avant-garde, qui permet à Hitler de se distinguer du monde traditionnel de la politique tout en se dotant d'un signe immédiatement et universellement reconnaissable.

Or, si la moustache est un élément iconographique qui, par photographie interposée, relaie et renforce l'omniprésence des drapeaux nazis, elle est aussi et surtout l'instrument qui aidera le parti d'Hitler à pénétrer dans la vie intime des Allemands, ainsi que le démontre la collection étonnante de Friedrich Tietjen. L'historien culturel a constitué depuis plusieurs années un ensemble très riche de photographies, généralement enterrées dans des albums de famille qu'il découvre en astucieux chineur (voir ici, avec des sous-titres en anglais : https://lisa.gerda-henkel-stiftung.de/der_schnurbart_ist_der_fuehrer?nav_id=8593). Toutes ces images font voir des citoyens souvent anonymes qui deviennent comme des sosies d'Hitler par l'adoption de sa moustache, affichant ainsi, comme à leur insu mais de manière quasi aveuglante, l'omniprésence de l'idéologie nazie dès la fin des années 1920. Même si toutes les personnes portant une fine moustache comme celle d'Hitler n'étaient sûrement pas des sympathisants ou des militants nazis, du moins tous les hommes ainsi moustachus savaient à qui ils ressemblaient.

Hitler tel que personne ne le connaît
Hitler tel que personne ne le connaît
Hitler tel que personne ne le connaît

« Hitler tel que personne ne le connaît » est une installation de quelque 400 de ces images « curatée » par Friedrich Tietjen au Leipziger Kunstverein en 2017 (un livre est actuellement en préparation). Dans l'esprit critique d'un film comme Le Grand Dictateur de Chaplin, l'exposition se présente sous la forme d'un diaporama projetant dans un ordre quelconque et pendant une durée de une à quatre secondes toutes les images de la collection. Toutefois, cette projection ne reste pas confinée à l'espace d'une galerie ou d'une salle de musée : les images se trouvent projetées sur la vitre d'une fenêtre donnant sur la rue, pour que les images puissent être vues du dehors, par le passant aussi anonyme et fortuit que les personnages photographiés, et ce 24h sur 24, de manière à devenir de plus en plus visibles à mesure que diminue la lumière à l'extérieur, comme pour amener le spectateur à voir d'autant plus clair que tout semble autoriser la cécité.

Et voir signifie réellement regarder en face : les photos ont été recadrées de sorte à ce que la moustache apparaisse à chaque fois au même endroit de l'image, rappelant ainsi la force douloureusement persuasive de quelque chose qui paraissait échapper totalement à l'attention.

Dans le sillage de cette recherche, il a réalisé un autre projet mélangeant collection et exposition intitulé "Alle Antreten - es wird geknipst" (Vienne, 2018-19), qui porte sur la photographie privée en Autriche entre 1930 t 1950. Avec le co-curateur Herbert Justnik, Friedrich Tietjen s'y interroge sur l'impact de certaines ruptures historiques telles que l'austrofascisme, l'Anschluss de 1938, le début de la Seconde Guerre Mondiale sur ce genre de photographies (pour plus d'informations, avec entre autres une courte description en anglais en bas de page, voir : https://www.volkskundemuseum.at/privatefotografie).


Jan Baetens

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