Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée, Éd. Denoël, Paris, 496 p.
Le plaisir, encore et toujours
Lire et voyager ne font qu'un. La présence des hôtels dans les livres est un des aspects convenus, mais inépuisablement surprenant de cette rencontre. Réputations, lieux, bâtiments, environs, personnel, clients, passages, séjours, modes d'emploi, et surtout les mille et une couches que la littérature a toujours su déposer sur le thème, littéralement tout prête au jeu des nouvelles évocations et descriptions dans une boucle entre lire, vivre et écrire que rien ne peut terminer, même pas les collections qui s'en créent, comme ici l'anthologie commentée de Nathalie de Saint-Phalle (première édition de 1991, mais plusieurs fois rééditée depuis : pour éviter toute confusion : ce livre, qui ne mentionne pas moins de 1003 hôtels, allusion donjuanesque non programmée (?), n'est pas un guide d'hôtels offrant des livres à voir ou à consulter par les hôtes, mais une pérégrination dans les textes qui parlent directement, que ce soit sur le mode fictionnel ou documentaire, de l'institution hôtelière).
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(1991, éd. Quai Voltaire)
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(2016, éd. Denoël)
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Anthologie commentée ? Commentaire illustré d'extraits littéraires ? Répertoire d'hôtels (classés alphabétiquement en fonction de l'endroit où ils se trouvent) ou catalogue de fragments d'auteurs aimés (qu'on retrouvera dans l'impressionnant index final) ? Peu importe. Joliment présentés par une autrice qui intervient comme
curatrice de livre, les anecdotes, témoignages, rêveries, confessions, citations et commentaires sont pour beaucoup dans la joie qu'on prend à se promener dans ce voyage de papier.
De manière plus générale, ce livre nous invite aussi à réfléchir sur l'art de la collection, et ce de plusieurs points de vue. En voici trois, que j'arrange systématiquement autour de la notion de plaisir.
Plaisir de l'
arrangement, ou comment décider du contexte et de l'ordre dans lequel on donne forme à une collection. Il y a dans ces
Hôtels littéraires un délicieux contraste entre la rigidité de l'alphabet, dispositif « brutal » qui tranche de tout et n'a besoin d'aucune autre béquille, et le flou artistique dans lequel baigne la convocation des textes et des auteurs. Pourquoi tel auteur plutôt que tel autre pour parler de tel ou tel hôtel ? Pourquoi ne pas donner les sources des fragments cités ? Pourquoi aller vite ici et ralentir ailleurs ? Pourquoi changer de style de présentation à chaque entrée ? Pourquoi tantôt des références connues de tous et tantôt des écrits ou des endroits moins familiers ? La réponse ne peut tenir qu'aux choix très subjectifs de la collectionneuse, qui trie comme elle l'entend, suivant son désir et rien que son désir (et sans doute aussi un peu l'idée qu'elle se fait de son lecteur et ce qui pourrait plaire, charmer, séduire, enchanter ce dernier).
Plaisir de l'
incomplétude, ou pourquoi collectionner est autre chose que cocher les cases d'une liste. Le matériau d'
Hôtels littéraires est infini et l'autrice n'a pas peur de souligner le côté « etc. » de sa démarche (plusieurs entrées se terminent, c'est-à-dire se prolongent par une longue énumération de textes, d'auteurs et d'hôtels, que l'on sent très approximative de tout ce qui aurait pu s'inclure encore). On touche là à quelque chose de fondamental : l'angoisse devant la collection « complète », le rejet viscéral de la collection qui se confond avec quelque liste à parcourir de A à Z (à moins évidemment de se passionner pour des listes « closes » mais qu'on sait en pratique impossibles à réunir). La bonne collection est comme l'horizon : visible et inatteignable. Cette impossibilité n'a rien de frustrant : au bout de ses cinq cents pages et après avoir atteint la lettre Z, Nathalie de Saint-Phalle se contente de faire une pause, on la sent presque impatiente de tout reprendre à zéro.
Plaisir de la
cristallisation, ou comment animer les objets. Qu'est-ce qui est collectionné en fait : les hôtels ? les voyages ? les écrivains ? ses propres souvenirs ? les histoires que racontent les amis ? les textes ? les noms ? L'objet de collection est comme la métaphore de l'amour stendhalien, cette branche abandonnée dans une mine de sel et qu'on retrouve transfigurée, enrobée de cristaux, lors d'une nouvelle visite : « […] au moment où vous commencez à vous occuper d'une femme, vous ne la voyez plus
telle qu'elle est réellement, mais telle qu'il vous convient qu'elle soit. Vous comparez les illusions favorables que produit ce commencement d'intérêt à ces jolis diamants qui cachent la branche de charmille effeuillée par l'hiver, et qui ne sont aperçus, remarquez-le bien, que par l'œil de ce jeune homme qui commence à aimer » (
De l'amour, Gallimard, coll. Folio, 1980, p. 359). L'hôtel littéraire est un exemple superbe de pareille cristallisation – à cette différence près que l'objet en question, tout objet d'amour qu'il est, ne doit pas son pouvoir à quelque illusion ou aveuglement, mais au travail du collectionneur qui peu à peu donne une nouvelle vie à ce qu'il fait résonner dans ce qui ne doit pas rester une chose.
Jan Baetens
Octobre 2020