Pourquoi une vache morte dans le formol vaut-elle des millions de dollars ? « Parce que la valeur intrinsèque d'une œuvre a été recouverte par sa valeur financière », explique Jean-Gabriel Fredet, auteur d'une enquête sur l'hystérie de l'art contemporain.
Interview: Sébastien Ministru
Leur nom est aussi le sigle de leur entreprise. Damien Hirst, Jeff Koons, Takashi Murakami, Yayoi Kusama, Maurizio Cattelan, Ai Weiwei, Richard Prince. Ces artistes forment l'aristocratie du marché de l'art contemporain pour qui les collectionneurs sont prêts à débourser des sommes hallucinantes. Leurs œuvres ? Des requins ou des vaches coupées en deux calés dans le formol (Damien Hirst). Des caniches en baudruches géantes réalisés en acier fluo (Jeff Koons). Des smileys mangas survolant des champs de fleurs euphoriques (Takashi Murakami). Une cuvette de W.-C. en or massif (Maurizio Cattelan).
Génies ou imposteurs, ils ont déjà un pied dans l'histoire de l'art, font bouger la définition du bon et du mauvais goût, mais aussi la liste des prix qui, aujourd'hui, dépassent l'entendement, entraînant avec eux les grands noms de la peinture – Jackson Pollock, Mark Rothko, Francis Bacon.
Leurs clients ? Les hommes et les femmes les plus riches du monde qui – tout en satisfaisant leurs caprices et leur ego – influencent les leviers d'un marché devenu hystérique.
Journaliste à
Challenges, Jean-Gabriel Fredet publie
Requins,caniches et autres mystificateurs, échographie très détaillée de ce secteur d'investissement très éloigné de nos préoccupations de bon père de famille.
La spéculation financière dans le secteur de l'art contemporain débouche sur des ventes d'œuvres dont les prix dépassent l'entendement. Qu'est-ce qui s'est passé?
JEAN-GABRIEL FREDET : Depuis la crise de 2008, la cote de l'art contemporain a augmenté beaucoup
plus vite que les indices boursiers. Cette explosion illustre une période troublée où les critères du goût et le statut des artistes ont changé. Il y a une demande très forte pour ces artistes stars – Jeff
Koons, Damien Hirst, Maurizio Cattalan... – qui s'accompagne d'une envolée des prix. Pour satisfaire
cette demande – énervée par la spéculation – on voit apparaître de nouveaux artistes qui se comportent comme des rock stars ou des entreprises qui produisent presque à la chaîne.
Il faut savoir qu'il y a aujourd'hui à Brooklyn plus d'artistes qu'il y en avait dans le monde entier à l'époque de la Renaissance.
Sur ce marché, il y a peu d'acheteurs potentiels, mais les artistes vedettes y proposant leurs œuvres ne sont pas plus nombreux.
J.-G. F. : Rappelons d'abord que 85 % des œuvres d'art contemporain s'échangent pour moins de 15.000 euros et que la plupart des galeries ont des difficultés à payer un loyer et à engager des collaborateurs. Les grandes ventes qui défraient la chronique concernent une trentaine de clients potentiels qui peuvent sortir 100 millions d'euros sans broncher et cent cinquante qui peuvent dégager 30 millions aussi facilement. Ce sont eux qui font bouger le marché et qui, à travers la médiatisation des ventes, finissent par avoir un effet prescripteur sur les goûts du public. Et ce n'est pas que négatif. Un homme comme François Pinault a déniaisé le soi-disant bon goût français, ce goût bourgeois pour lequel un tableau n'est qu'un objet décoratif. La raison première de l'art contemporain, c'est de nous interroger et de nous émouvoir sur le monde.
Ces acheteurs ne sont pas toujours – contrairement à François Pinault – de vrais amateurs d'art.
J.-G. F. : En 2016, l'investisseur américain Kenneth Griffin a acheté, le même jour, un Jackson Pollock
pour 200 millions de dollars et un de Kooning pour 300 millions. Je ne suis pas sûr qu'il soit un grand spécialiste de l'histoire de l'art, mais il a acquis ces œuvres comme un actif et il va gérer ses tableaux en espérant un retour sur investissement.
Le marché est globalisé, les super-riches se trouvent aux États-Unis, mais aussi en Russie, en Asie, en Amérique du Sud. Carlos Slim, le roi des télécoms au Mexique, achète de l'art. Budi Tek, le roi du poulet en Indonésie, achète. La famille Al-Thani du Qatar achète.
Ce que le public ne comprend pas, c'est l'hystérie des prix sur des œuvres auxquelles les artistes ne touchent même pas.
J.-G. F. : Ces artistes créent un concept, ils vendent un concept – et puis, leurs assistants exécutent les œuvres. Ça a toujours existé. Mais dans les ateliers des grands maîtres, Léonard de Vinci ou Raphaël peignaient eux-mêmes les visages et les mains – les motifs les plus nobles de la peinture.
Aujourd'hui, le business de l'art se décline aussi en multiples, en produits dérivés fabriqués en série. Quand vous allez voir une exposition de Jeff Koons, vous trouvez dans la boutique du musée des foulards, des blocs-notes, des mugs estampillés par Jeff Koons.
Cette bulle de l'art contemporain peut-elle exploser, et le marché s'effondrer ?
J.-G. F. : C'est la confiance du marché qui permet de maintenir les prix stratosphériques. Le directeur de la foire de Bâle, Art Basel
(la plus importante foire d'art contemporain au monde - NDLR) le dit: s'il n'y a pas la confiance des acheteurs, le requin plongé dans le formol de Damien Hirst ne vaut pas douze millions de dollars.
Pour le moment, le marché hésite. 2015 et 2016 ont été des mauvaises années. On nous dit que 2017 a été meilleure, mais il faut se méfier... Il suffit d'un record – comme celui atteint par un tableau de Basquiat acheté par un Japonais pour 126 millions de dollars – pour faire croire que le marché est à la hausse. L'art contemporain, comme le bitcoin, est une monnaie parallèle qui ne fonctionne que grâce à la croyance du public en sa valeur. Mais si la croyance s'effrite...
Article publié dans « Moustique » du 14 février 2018.
Jean-Gabriel Fredet, Requins,caniches et autres mystificateurs, Éd. Albin Michel, 2017.
À lire : la présentation de l’ouvrage par l’éditeur
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"Balloon dog" de Jeff Koons, 58,4 millions de dollars (1994-2000) |