Dario & Libero Gamboni
Éditions Hazan, Collection Bibliothèque Hazan, 2020, 622 pages

Sur la maison-musée

Deux cousins (l'un est architecte, l'autre historien de l'art) sillonnent le monde à la recherche d'expériences fortes, en l'occurrence muséologiques, et ils s'écrivent des lettres, de vraies lettres, proches de l'essai improvisé, librement érudit, personnel sans jamais devenir narcissique, pour se tenir au courant de leurs découvertes respectives. Mais ce qu'ils visitent n'est pas la maison-mère ou les filiales du Louvre, du Guggenheim ou du Tate, bref les musées globalisés d'aujourd'hui, mais un type très singulier d'endroits où les notions d'œuvre et de lieu d'exposition tendent à coïncider : les musées « personnels », soit les lieux de vie de celles et ceux qui ont essayé de faire se rencontrer une collection et une architecture. Des musées d'artistes et de collectionneurs, donc, du monde presque entier (les endroits visités se trouvent essentiellement en Europe, aux États-Unis et au Japon, mais les cousins n'oublient pas l'Inde ou le Mexique, entre autres). Le musée même, ainsi, est vu comme création (les auteurs suggèrent de l'appeler « musée d'auteur », par analogie avec le cinéma d'auteur), mais aussi comme expérience (du point de vue des visiteurs, en référence au livre de John Dewey, L'Art comme expérience).

La correspondance des deux Gamboni est un véritable livre aux trésors. Chaque page contient au moins une idée, une citation, un bonheur d'expression, une analyse, une intuition ou interprétation personnelle, un mot rare, un petit noyau de savoir, une référence bibliographique, un souvenir personnel, une image (le volume est superbement illustré, tout en restant d'un prix abordable pour un ouvrage de plus de 600 pages) qu'on a tout de suite envie de réutiliser à sa façon, le tout dans un style qui trouve le parfait équilibre entre ton savant et légèreté (les messages ont été envoyés par mail, mais ils ont fait l'objet d'une réécriture attentive).

Le Musée comme expérience est cependant davantage qu'un tour du monde des musées d'auteur en 80 jours pour touristes privilégiés. D'une part, il est si bien écrit que sa lecture peut tenir lieu de voyage. D'autre part, il défend aussi une thèse qui mérite une discussion plus générale. Les Gamboni estiment en effet que bien des œuvres d'art perdent de leurs qualités quand elles se mettent à voyager elles aussi (notamment par vol plus ou moins légalisé – le problème de la restitution est un des fils rouges du texte), plus exactement quand elles perdent tout lien avec le contexte qui contribue à leur donner sens. En ce sens, l'anti-musée est le modèle du cube blanc (où le lieu d'accueil tente de se faire oublier au profit des seules œuvres) qui n'accueille que des pièces venues d'ailleurs (par exemple faute de collection propre digne de ce nom).

Cette problématique n'est pas neuve, et elle dépasse la question de l'architecture des musées et de la politique des expositions itinérantes. Vers le début du livre, les Gamboni méditent sur une citation fascinante de Quatremère de Quincy, qui date de 1796 (c'est la période de ladite « campagne d'Italie » de Napoléon) mais dont le propos reste d'une actualité brûlante :

Dans ses Lettres à Miranda […], Quatremère affirmait que le « déplacement des monuments de l'Italie » et spécialement de Rome équivalait à une destruction, comparable à celle d'un livre dont un ignorant arrache les pages où il trouve des vignettes, parce que « le pays lui-même fait partie du muséum » et « est inamovible dans sa totalité ». Ce « muséum », selon lui, se composait non seulement des bâtiments, des statues et d'autres objets, mais aussi « des lieux, des sites, des montagnes, des carrières, des routes antiques, des positions respectives des villes ruinées, des rapports géographiques, des relations de tous les objets entre eux, des souvenirs, des traditions locales, des usages encore existants, des parallèles et des rapprochements qui ne peuvent se faire que dans le pays même ». (p. 38-39)

Jan Baetens

Cette note de lecture a été publiée le 16 février 2022 sur le site de la maison d'édition
Les Impressions Nouvelles