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Les collectionneurs sont-ils des personnes insolites ?
Cédrick Fairon  et Jean Klein Actes du colloque du 3 mars 2012
tenu à Wavre en coorganisation avec le S. I. de Wavre



Cédrick Fairon et Jean Klein

Regards de lexicophiles sur les dénominations des collections


Introduction

Il semble que l'on puisse tout collectionner : « Il collectionne les contraventions, les échecs, les aventures. Elle collectionne les amants » (Grand Robert, 2001). On ne trouve aucun nom spécifique de collection dans l'article « collection » et en général les dictionnaires de langue ne semblent pas accueillir les dénominations de collections. Par contre, ces dictionnaires généraux s'intéressent au terme collection et à ses dérivés : collectionneur est une personne qui fait une, des collections (tableau, œuvre d'art). Cette définition est toutefois accompagnée d'un exemple peu flatteur de Blaise Cendrars dans le GR :

Les collectionneurs qui collectionnent pour collectionner, ces maniaques, et il n'en manque pas, qui dépensent une fortune pour ranger sous vitrines aussi bien des boutons de culotte que des livres rares, peu importe (Bourlinguer, 1948, p. 342).

Il en va de même pour collectionner, accompagné d'exemples : c'est un collectionneur d'aventures (galantes), une collectionneuse d'amants. Ce féminin a été illustré par un film connu d'Alain Rohmer, La Collectionneuse.
Plus grave : collectionnisme est défini : « Pathologie. Habitude considérée comme pathologique qui consiste notamment à rassembler des objets quelconques sans valeur objective. » Comme le suggère un article de l'Express (25/03/2008) : le comble est de devenir collectionnophile (« collectionneur de collections »). Mais soyons honnêtes, il existe aussi d'autres maniaques qui collectionnent les mots (lexicophiles ou même lexicomanes), d'autres encore qui s'attachent à les étudier... les lexicologues.

Si les dictionnaires de langue semblent pratiquement ignorer les dénominations spécifiques de collections, il existe un grand nombre de répertoires de ces dénominations sur le Web. Nous avons constitué un corpus à partir de plusieurs de ces listes, qui reflètent un usage non seulement fluctuant, mais dont la crédibilité n'est pas assurée. Ici, il est évident que nous ne privilégions aucune forme de norme.


1. Eléments de formation (en général, en position de suffixes)

1.1 Composants généraux

La plupart des dénominations sont construites à l'aide d'éléments de composition (des formants) qui se soumettent en général aux règles morphologiques du français. C'est un mécanisme essentiel de la créativité lexicale qui permet à la langue de créer constamment des néologismes. Remarquons que des mots comportant des éléments d'origine grecque peuvent avoir été empruntés directement au grec (philosophie, philologie, etc.) alors que d'autres ont été formés en français à l'aide de ces éléments grecs (téléphone).

Trois éléments de composition (dont un suffixe) entrent dans la formation de presque toutes les dénominations de collections :
  • phile (ou philo-)
  • iste
  • mane
auxquels s'ajoutent une formation redondante : phile + iste (-philiste).
  • phile : provenant du grec, apparaît presque toujours comme second élément du mot. « Qui a du goût pour, de l'affinité avec ». Les quelques mots avec philo- en position initiale sont généralement des mots empruntés directement au grec. On trouve de temps à autres des cas de collection où l'élément phile se trouve devant ou derrière : philopiniste, « collectionneur de pin's », se dit aussi pinsophile(iste).
  • iste : suffixe du latin ista, tiré lui-même du grec. Exemples : philatéliste. Il est à noter que la valeur du suffixe est habituellement celle de « spécialiste de », mais le corpus montre des emplois où –iste cumule cette valeur avec celle de « collectionneur » : héraldiste, généalogiste, etc. En revanche un urbaniste ne collectionne pas les villes et un dentiste ne collectionne pas les dents.
  • mane : du grec mania « folie ». S'emploie en français pour désigner des passions morbides ou des addictions. Rare pour former des noms de collectionneurs : bibliomane « collectionneur passionné de livres », nanomane, « collectionneur de nains de jardin » (à noter que l'élément nano, « très petit » est aussi présent dans le domaine des nanotechnologies).
  • philiste (phil(e) + iste). Ce cas de redondance (élément savant + suffixe) est assez fréquent dans les dénominations de collection, en concurrence avec l'emploi simple de –phile : bédéphile / bédéphiliste ; autographile / autographiliste ; delphinuphile /
    delphinuphilist ; etc.
Le passage d'une dénomination analytique du genre collectionneur de à une dénomination synthétique ne représente pas uniquement une économie dans la langue, mais change également le statut de la dénomination en lui donnant un caractère plus spécialisé et officiel.

1.2 Quelques composants spécifiques récurrents

On constate quelques cas remarquables d'utilisation d'éléments de formation présents surtout dans les dénominations de collection. Ainsi :

puxi ou pixi (grec), buxi (latin) « boîte » :

puxibibérophile, collectionneur de cannettes
puxisardinophile, collectionneur de boîtes de sardines
tabapixophile, collectionneur de tabatières
salubuxidophile, collectionneur de boîtes à sel
pulvipyxiphile, collectionneur de poudrier

placo « plaque », élément français avec o de liaison (par analogie avec des éléments grecs) :

placophile, collectionneur de plaques d'immatriculation
placomusophile, collectionneur de plaques de muselets de bouteilles de champagne
placocycléphile, placofiscacycléphile, collectionneur de plaques (fiscales) de bicyclettes
placosmaltophile, collectionneur de plaques d'émail

Remarquons que l'ordre interne des éléments varie selon les cas entre déterminé / déterminant (qui correspond à l'ordre habituel du français) et l'ordre déterminant / déterminé.


2. Typologie

2.1 Compositions savantes, homogènes ou hybrides

Les compositions homogènes assemblent généralement des éléments grecs ou latins.

Eléments grecs :
  • mycophilie, grec mukès, collection de champignons
  • tératophilie, grec téras, collection en rapport avec les monstres
  • lécithiophilie, grec lècythos, collection de flacons de parfum
  • hélixpomaphilie, grec hélix « spirale » et pôma « ce qui bouche », collection de tire-bouchons.
Eléments latins (à l'exception de phile) :
  • digiconsuériphilie, collection de dés à coudre : lat. digitus « doigt » et consuere « coudre »
  • pensuphilie, collection de poids : lat. pendere (pensus) « peser »
  • tégestophilie, collection liée à la bière : lat. teges « natte » (ce qui est fait de brins de matière végétale entrelacés)
  • palatortaphilie : latin pala « pelle » et torta « gâteau plat », collection de pelles à tartes.

Les compositions hybrides mélangent des éléments d'origines différentes.
  • amphiranaphilie : grec amphibios « amphibien » et latin rana « grenouille », collection de grenouilles
  • philuménie : grec phile et latin lumen « flambeau, torche »,collection d'allumettes

2.2 Compositions « françaises »

On retient ici les compositions d'éléments français y compris des emprunts à l'anglais déjà intégrés, et l'élément récurrent phile :
  • gazettophilie, collection de journaux
  • latrinapapirophilie, collection de papiers toilettes
  • backstagophilie : anglais backstage « coulisse » et grec phile, collection de laissez-passer pour les coulisses
  • slipophilie, collection de slips
  • stringophilie, collection de strings
  • copocléphilie : formé de deux éléments abrégés : co (collecte) et po (porte-clés), collection de porte-clés


3. Formation interne et sens global des composés

Généralement, les composés montrent une relation claire entre leur structure interne et le sens des composants :
  • tyrosémiophilie : grec turos « fromage » et semeion « signe », collection d'étiquettes de boîtes de fromage
  • tubeulabrophilie : tube et latin labra « lèvre », collection de tubes de rouges à lèvres.

  • scripophilie ou scriptophilie : latin scriptum « écrit », collection des actions et obligations qui ne sont plus cotées en bourse, est attesté depuis 1985 dans le Petit Larousse, sous la forme sans -t- qui est la moins fidèle à la forme du composant latin, dont le sens est infiniment plus général que celui qui est lui est attribué dans le composé.
On remarquera aussi des emplois équivoques ou polysémiques d'un même composé pour dénommer des réalités différentes :
  • cinéphile, amateur ou collectionneur
  • autophile, collectionneur de tout ce qui concerne les voitures, mais qu'on pourrait interpréter aussi au sens de « narcissique », car « auto- » peut signifier « automobile » ou garder sa valeur étymologique « de soi-même »...
Un autre type d'équivoque : donjuanisme, auquel l'auteur de l'article de l'Express prête le sens de « collection de conquêtes féminismes », non seulement s'intègre mal dans le paradigme des collections, mais suggère presque un contresens, dans la mesure où le don juan abandonne ses conquêtes, à l'inverse du collectionneur qui s'efforce de conserver ses acquis !
Certains dictionnaires relèvent philogyne « qui aime les femmes » (déjà chez Littré) et gynophile « favorable aux femmes » attesté chez Proust, selon le Trésor de la langue française, deux dénominations qui conviendraient mieux à ce genre de collectionneurs...
Enfin,
  • numismate, mot venu du grec, par l'intermédiaire du latin, contrairement aux autres noms de collections, est non analysable en français et revêt la double valeur de « spécialiste » et de « collectionneur » ce qui peut parfois être une seule et même personne.
  • Paléographe d'abord spécialiste des écritures anciennes, mais aussi collectionneur.


4. Synonymie

L'imagination lexicale à l'œuvre dans les noms de collections se manifeste aussi sous la forme de dénominations équivalentes :
- collection de pin's :
  • pin'sophilie
  • philopinie
  • épinglophilie
  • épinglettophilie

- collection de préservatifs :
  • préservatophilie
  • sexosécurophilie


5. Conclusion

Alors que le WEB donne accès à divers lexiques ou dictionnaires consacrés aux collections, mais dont les sources ne sont presque jamais précisées, on notera qu'il n'existe pas de dictionnaire « officiel » des noms de collections. A part de rares exceptions, les dictionnaires de langue sont tout aussi muets sur le sujet. Seule la Banque de dépannage de l'Office québécois de la langue française offre un lexique de ces dénominations.
On note que les quelques termes attestés dans les dictionnaires renvoient à un référent jugé « sérieux », par exemple : philatélie, scriptophilie). Cela peut être considéré comme une lacune, dans la mesure où ce vocabulaire fonctionne réellement parmi les collectionneurs. Mais c'est peut-être aussi une chance, les dictionnaires finissant toujours par figer plus ou moins les usages. En outre, les exemples suivants :

- bananiaphilie, collection en rapport avec le produit « Banania »,
- yabonaphilie,

- pissadouphilie, collection de pots de chambre,
- noctevasophilie, collection de vases de nuit,

- pouettophonophilie, collection d'objets qui font « pouet »,

montrent bien que cette créativité, sans trop de contrainte, qui s'accommode aussi de connotations ludiques, intéresse évidemment le linguiste lexicologue.

L'imagination pour créer de nouvelles collections semblant illimitée, il est normal que de nouvelles dénominations soient régulièrement inventées. Parmi celles-ci, le recours très fréquent à des éléments de formation savants manifeste sans doute un besoin de reconnaissance tout en donnant une étiquette qui accrédite l'activité collectionneuse.


Suite : Les motivations des collectionneurs sont-elles insolites ? par Jean-Claude Jouret

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