Actes Sud, Arles, 2021, 315 p.
Cinq ans après l'exposition retentissante de la collection de Sergueï Chtchoukine, qui a connu un record de un million deux cent mille visiteurs, la Fondation Vuitton propose de découvrir quelque deux cents œuvres rassemblées par les frères russes Mikhaïl et Ivan Morozov à la lisière des XIXe et XXe siècles.
A l'occasion de cette grande rétrospective qui se tient jusqu'au 22 février 2022, est parue, dans la traduction du russe par Michèle Kahn, une monographie de l'historienne d'art Natalia Semenova reconstituant l'aventure des deux frères.
L'auteur retrace le contexte d'une famille de serfs affranchis, le grand-père de Mikhaïl et Ivan ayant racheté la liberté de la parentèle et fondant avec succès une filature dont la descendance accroîtra la prospérité, participant ainsi à la naissance et au développement d'une bourgeoisie russe qui devra essentiellement sa fortune au textile.
Les frères recevront une éducation stricte où des cours intensifs de dessin et de peinture ne manqueront pas de préparer leurs goûts.
Mikhaïl qui accomplit des études d'histoire et de lettres sera l'auteur de l'un ou l'autre ouvrages historiens et d'articles de critique littéraire. Dans l'ensemble il possède tout ce qu'il faut à un véritable collectionneur: le flair, l'enthousiasme, mais aussi l'instruction, lisant beaucoup, pas seulement les ouvrages et revues sur l'art, et ...disposant de beaucoup de moyens. S'investissant peu dans les responsabilités des affaires de la manufacture, mais y étant actionnaire de droit, il est à la tête d'une très grande richesse. Ce qui lui permet de satisfaire sa passion pour les toiles, répondant ainsi à son ambition dévorante.
Sa collection, éclectique – résultat d'un certain dilettantisme ? –, sera rassemblée avec une rapidité étonnante, en tout juste cinq ans, réunissant à peu près autant d'œuvres de peintres étrangers que de russes (dont, parmi les extérieurs,
La Toilette, de Degas,
Le Bouchon, de Manet,
Nuit blanche, de Munch, ou encore
La Mer aux Saintes-Maries, de Van Gogh).
Brillant, Mikhaïl est par ailleurs un caractère impétueux, enclin aussi bien à la colère qu'à la joie, buvant et mangeant énormément, abusant de tous les plaisirs mondains, ce qui contribue à entraîner sa mort précoce, à l'âge de trente-trois ans.
D'un an plus jeune, Ivan vivra seize ans de plus que son frère. Il est doté d'une personnalité toute différente: sérieux, secret, sensible, méditatif, mais aussi industriel très occupé par ses affaires qu'il fait puissamment prospérer. C'est le personnage principal de la fratrie.
Il fait des études de chimie à Zurich, ce qui est utile pour le développement de son entreprise textile, mais à peine revenu à Moscou, il se met à courir les expositions et à acheter des tableaux. Il se conduit à cette fin avec beaucoup plus de retenue et de prudence que son frère.
Si Mikhaïl était devenu un habitué des salons et des galeries de Paris, ce n'est qu'en 1903 qu'Ivan s'y rend avec son frère pour la première fois, un voyage qui, en revanche, devait être le dernier pour son aîné. Mais à partir de l'année suivante Ivan se déplace régulièrement dans la capitale française: au printemps pour le Salon des Indépendants, et deux saisons plus tard pour le Salon d'automne. A celui-ci il achète son premier chef-d'œuvre impressionniste, le petit
Portrait de l'actrice Jeanne Samary, de Renoir. C'est à Paris qu'il acquiert également, quelques années plus tard,
Arlequin et sa compagne, de Picasso, payé cinq fois moins cher que l'aquarelle
Le Souper de l'Apache, du bien oublié Louis Legrand...
Morozov fréquente aussi assidument les fameux marchands d'art Durand-Ruel et Vollard. Il y affectionne particulièrement les paysages lumineux et apaisants, dont ceux de Sisley, notamment
Le Jardin de M. Hoschedé, qu'il acquiert chez Durand, et ceux de Pissarro, dont
Matin d'automne, acheté chez Vollard et qui, selon le goût des “paires” qui caractérise Ivan, semble former un duo avec la toile de Sisley, toute imprégnée de soleil.
Ivan ne réussira pas à posséder des Degas aussi merveilleux que ceux de Chtchoukine, mais il se rattrapera avec Renoir de qui il possédera six tableaux, dont
La Grenouillère, une œuvre qui figure parmi celles de la jeunesse de l'artiste, supérieures à ses peintures tardives.
C'est sur les impressionnistes que Morozov se concentre d'abord. Outre les peintres précités, il s'offre quatre chefs-d'œuvre de Monet:
Boulevard des Capucines à Paris,
Meule à Giverny,
Coin de jardin à Montgeron, et enfin
Pont de Waterloo, effet de brouillard où le peintre ne retient que le miracle de la lumière. Cette apogée marquera la fin de ses investissements impressionnistes, sauf pour ce qui est de Renoir dont il cherchera les tableaux sans relâche.
Le caractère déjà remarquable de sa collection à l'époque vaudra à Ivan, membre honorifique du Salon d'automne, d'être décoré de la Légion d'honneur.
1906 est une année charnière pour le collectionneur. Pour la première fois Morozov n'est plus simplement l'un des visiteurs du Salon d'automne, mais il en devient un véritable acteur: des œuvres de ses compatriotes, partie de sa collection, figurent en effet dans le département russe du Salon. (Natalia Semenova évalue qu'au total la collection Morozov comprenait 308 œuvres de peintres russes et 188 de peintres étrangers.)
A la faveur de multiples contacts qu'il noue à cette occasion, Ivan s'intéresse tout particulièrement aux créations du peintre nabi Maurice Denis, qu'il place juste après Cézanne parmi ses préférés et dont il découvre avec étonnement qu'il est aussi un remarquable décorateur. Ce qui lui donne l'idée de l'inviter à décorer un espace de son hôtel particulier de la rue Pretchistenka.
Maurice Denis propose à Morozov de raconter à travers une série de panneaux décoratifs
L'Histoire de Psyché, l'Âme, et de son union avec l'Amour, transposée à la manière moderne et qui ornerait le Salon de musique de sa demeure moscovite. Sans se rendre sur place, Denis, après des esquisses, exécute les énormes panneaux en moins d'un an, devant, pour tenir de tels délais, faire appel au concours d'apprentis, ce qu'il regrettera et l'amènera à effectuer des retouches. Il n'en reste pas moins que le commanditaire marquera sa satisfaction et ne lésinera pas sur les éloges à propos de ce qu'il considérait, avec leurs tons bleu et rose joyeux, comme les perles de sa galerie.
Toutefois les espaces vides entre les panneaux désolent Denis, lequel n'avait donc travaillé qu'à distance. Ces panneaux qui au surplus ne réussissent pas à remplir la haute salle, seront complétés, d'une part, par des pièces peintes cette fois entièrement par l'artiste, et, d'autre part, par des sculptures qu'exécute son ami Maillol. L'ensemble produira beaucoup d'effet.
Cézanne, abordé sans hâte par Ivan, sera finalement le peintre le plus représenté dans la collection: dix-huit toiles au total, formant un véritable musée reflétant toutes les périodes de l'œuvre.
Mais pour les rassembler Morozov n'est pas du type à prendre des décisions improvisées. Il sait attendre: ce sera le cas pour
Madame Cézanne au jardin, qu'il obtient enfin du fils du peintre, Paul, pas pressé de se séparer du portrait de sa mère. Il tient aussi à écouter les avis de conseillers compétents, tel le peintre Sergueï Vinogradov. Parmi les marchands d'art, c'est à Ambroise Vollard qu'il fait le plus confiance, lui dont il a acquis le portrait cubiste par Picasso et auprès de qui il se procure
La Baignade,
Fleurs et
Le Fumeur, de Cézanne, plus trois tableaux représentant
La Montagne Sainte-Victoire, un motif que le peintre d'Aix peignait année après année.
La patience est de fait un trait clé chez Ivan. Il la pousse jusqu'à laisser sur un de ses murs un emplacement vacant s'il sait exactement quelle œuvre devra y trouver sa place tôt ou tard. Il peut attendre trois ans, ce qui sera le cas avec l'achat du
Paysage bleu cézannien.
En cela il s'oppose à Chtchoukine, peu porté par de longues réflexions, mais que la peinture pouvait mettre en transe: si un tableau lui plaisait, il souhaitait sans atermoiement le posséder.
Ce qui réunit les deux collectionneurs c'est l'attrait qu'exerce sur chacun l'œuvre de Gauguin. Natalia Semenova pose l'hypothèse que la fascination commune de ces deux professionnels du textile tenait au caractère décoratif du peintre de Tahiti.
La compétition des deux amis et néanmoins concurrents est acharnée. Sergueï achète en 1906 ses sept plus beaux Gauguin. Ivan y répond en 1908 en rapportant à Moscou six toiles superbes:
Bouquet de fleurs,
Femme tenant un fruit,
Le Grand Bouddha,
Au pied de la montagne,
Nature morte au perroquet et le
Café à Arles, lequel doit, selon un principe cher au collectionneur, faire la paire avec le
Café de nuit à Arles, de Van Gogh, que Morozov s'est offert au printemps de la même année.
Ivan songe aussi à décorer le palier de l'escalier d'apparat de sa résidence. Il pense pour cela à Pierre Bonnard à qui il a déjà acheté deux paysages et une nature morte et auprès de qui, plus tard, il acquerra encore dix toiles. Pour habiller le palier le peintre crée un triptyque,
Méditerranée, achevé en 1911 et complété par des panneaux supplémentaires sur le thème des saisons. Le monde contemporain de la Méditerranée fera ainsi écho au mythe antique de
Psyché que Maurice Denis a ressuscité sur les murs du Salon de musique.
Qu'en est-il de Matisse au regard de Morozov? C'est Chtchoukine lui-même, grand passionné du peintre fauve, bien plus qu'Ivan, qui conduit en 1908 son collègue collectionneur à l'atelier parisien du Maître. Celui-ci peindra pour Morozov une merveilleuse nature morte,
Fruits et bronze, aux vives couleurs rouge, jaune et bleue, qui, malgré la ferveur discrète du collectionneur à l'égard de Matisse, sera choisie comme fond du portrait que le peintre russe Valentin Serov fait d'Ivan (un fragment de cette toile a été élu pour orner la page de couverture de la monographie de Semenova).
Matisse peint aussi pour Ivan un
Triptyque marocain:
Vue de la fenêtre,
L'Entrée de la Casbah et
La Terrasse. Il lui destine également
Le Café maure pour faire la paire avec la “symphonie marocaine”; s'il avait été réuni à celle-ci, l'ensemble aurait prolongé avec bonheur la “suite méditerranéenne” de Bonnard. Mais à l'été 1913, Chtchoukine, si admiratif de Matisse, devance Morozov dans son atelier et achète
le Café maure. Ivan n'aura plus l'occasion de passer une nouvelle commande à l'artiste.
La collection Morozov comportait en réalité deux volets: la partie occidentale et la partie russe, plus importante en quantité, contrairement à celle de Chtchoukine moins motivé par ses compatriotes artistes. On peut remarquer que la très grande part des peintres russes de la collection Morozov deviendront des classiques de l'art de ce pays. Parmi les préférés d'Ivan, si on en juge par leur nombre, figurent Alexandre Golovine et surtout Constantin Korovine, premier impressionniste russe dont le collectionneur a rassemblé un véritable musée.
Mais offrait-il au public la possibilité d'avoir accès à ses trésors? Si Chtchoukine ouvrait sa galerie le dimanche à tous ceux qui le souhaitaient, servant lui-même de guide, en revanche, pour pénétrer dans celle de Morozov – personnalité plus secrète – il fallait, selon Semenova, disposer de lettres de recommandation et autres parrainages.
Ce point est en fait controversé. Anne Baldassari, commissaire générale de l'exposition, observe de son côté: “La visite des collections se faisait par capillarité: tout le monde allait voir les collections Chtchoukine et Morozov, parfois tard le soir ou sur rendez-vous, les artistes, les critiques, les intellectuels...(...) Comme Chtchoukine, Morozov faisait, lui aussi, visiter ses collections et guidait ses invités à travers les galeries de peintures. Le discours répété
ad nauseam qu'Ivan Morozov ne montrait pas sa collection est, typiquement, un argument fabriqué
a posteriori par les apparatchiks du système qui voulurent promouvoir l'idée de la nationalisation dans l'intérêt général. (Entretien in revue “Icônes de l'art moderne. La collection Morozov”, éditions Beaux-Arts, Fondation Louis Vuitton, p.6)
En août 1918, dans le prolongement de la révolution bolchevique, les usines Morozov seront en effet nationalisées, de même que, quatre mois plus tard, la collection d'Ivan Morozov. Les multiples factures et reçus qu'en homme d'affaires méticuleux Ivan avait minutieusement conservés permettront, à l'époque, de déterminer la valeur de ses différents tableaux pour établir l'inventaire et le catalogue de la collection.
En juin 1919, Ivan parvient à s'enfuir de la Russie soviétique, avec sa femme, sa fille et une nièce, pour se diriger dans un premier temps en Suisse et aboutir à Paris. Alors qu'il a perdu goût à la vie, il se rend fin mai 1921 avec toute sa famille à Carlsbad, sa ville d'eau favorite, où, victime d'un malaise cardiaque, il décède le 22 juillet, à quarante-neuf ans. Il sera enterré à Carlsbad même.
Son patrimoine artistique se verra dispersé, puis assemblé entre les grands musées de Russie: le Musée d'État des beaux-arts Pouchkine, à Moscou, et le Musée d'État de l'Ermitage, à Saint-Pétersbourg, pour ce qui est d'Ivan, tandis que l'essentiel des œuvres réunies par Mikhaïl avait été confié, à sa mort, à la Galerie nationale Tretiakov, à Moscou.
S'inscrivant opportunément en accompagnement de l'exposition parisienne, l'ouvrage dense et érudit dû à une historienne du cru vient détailler et confirmer la part considérable prise par des Russes dans la reconnaissance de l'Art moderne.
Jacques Polet
24 octobre 2021