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« Mish Mash » de Blutch
(Éditions Cornélius, 2002, rééd. 2008)


« Vivons heureux sans en avoir l'air »

J'ouvre Mish Mash de Blutch, une des figures de proue de la bande dessinée contemporaine. Signifiant « bric-à-brac » en yiddish, le titre est à lui seul déjà un programme de collectionnisme, ici boiteux ou impossible. Le lecteur de cet ensemble à la fois clos et en désordre apparent (Mish Mash reprend les récits brefs de l'auteur parus en revue entre 1992 et 2002) voit ses attentes rapidement confirmées.

Une des toutes premières histoires du livre, « Vivons heureux sans en avoir l'air », commence « un dimanche après-midi aux puces » et l'on y retrouve le décor, certains figurants, puis surtout l'amorce de récit du Secret de la Licorne. On est à la brocante de la place du Jeu de Balle, savourant la très libre reprise de certains détails et se laissant emporter par la manière très originale dont Blutch détourne la narration hergéenne.

Au lieu d'acheter une maquette de bateau que d'autres personnages, de vrais collectionneurs ceux-là, tenteront de lui racheter sans regarder à la dépense, le jeune homme au cœur de l'histoire acquiert une figure vivante, Sherlock Holmes, « le héros de mes 15 ans », qu'il imposera à sa compagne plus que réticente, non que Holmes lui déplaise, mais les dimensions très réduites de leur appartement ne permettent pas d'accueillir « ce machin-là ». Cependant le mécanisme une fois déclenché, plus rien n'arrête la boulimie du protagoniste, incapable de s'interdire de nouveaux achats, même après le départ de sa petite amie, incapable de vivre avec les autres personnages qui viennent occuper son espace (Arsène Lupin, Starsky et Hutch, Blueberry, et ainsi de suite).

On pourrait parler ici de métalepse, soit la figure narrative qui consiste à brouiller les frontières entre réalité et fiction (le monde où l'on raconte et l'objet du récit), mais il est sans doute plus pertinent de manœuvre transfictionnelle, pour reprendre un terme proposé par Richard Saint-Gelais, soit le procédé qui consiste à faire migrer un personnage, un événement, un espace fictionnel à un autre univers également de fiction. La technique est tout sauf inédite (Saint-Gelais en donne des dizaines d'exemples), mais le rapport avec le collectionnisme mérite d'être souligné.

Et autant aller jusqu'au bout, en l'occurrence de l'histoire : notre héros décline, se sent de plus en plus seul, et à la différence des héros dont il fait l'acquisition il voit venir la mort (nous savons que sauf exception les personnages de bande dessinée ne vieillissent pas). Mais coup de théâtre, puis happy end : la dernière figure qu'on lui propose est Marjorie, son ex-petite amie, à condition toutefois qu'il achète également la figure qui va avec, et qui est évidemment lui-même à l'âge heureux du couple avant que la manie collectionneuse ne la détruise. De retour chez lui, le vieillard contemple les deux jeunes gens qu'il a installés dans son sofa et conclut en soupirant : « J'allais enfin pouvoir vivre… heureux ».

Jan Baetens

Blutch - Mish Mash


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