Henry Céard, « disciple » du groupe de Médan, a inlassablement récolté les caricatures de Zola. La lecture de ses chroniques et de son roman,
Terrains à vendre au bord de la mer, éclaire cette collection qui n’en finit pas de raconter sa relation torturée à Zola et les coulisses de l’écriture zolienne. Céard a su constituer de surcroît une collection remarquable pour qui veut comprendre les thématiques du charivari orchestré autour de Zola.
Agnès Sandras est conservateur à la Bibliothèque nationale de France. Après un doctorat d’histoire contemporaine consacré à l’image des médecins dans la littérature du XIXe siècle, elle s’est intéressée à la circulation des thématiques entre caricatures, chansons, articles de journaux et littérature (naturaliste et populaire) dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Quand Céard collectionnait Zola. Dès son titre, l'ouvrage d'Agnès Sandras annonce un point de vue résolument anthropologique : collectionner un maître, ce n'est pas seulement documenter l'histoire d'un héros littéraire, c'est aussi un acte d'appropriation symbolique... et une tentative de falsification historique ! Mais qui connaît encore Henry Céard, l'homme qui eut l'outrecuidance de collectionner les caricatures de Zola ?
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Henry Céard |
Fils du sous-chef de la gare de Bercy, profondément marqué par Schopenhauer durant ses études, touche-à-tout d'une grande érudition, son bref séjour comme interne à l'hôpital Lariboisière lui vaut l'informel statut de conseiller scientifique au service du naturalisme. Fasciné par le premier volume des
Rougon-Macquart, il vient en 1876 trouver le maître à Médan, en compagnie de Huysmans, Léon Hennique, Paul Alexis, Maupassant, Guy de Valmont et Mirbeau, qui forment bientôt le noyau fidèle des « soirées de Médan ».
Esprit spirituel, érudit et raffiné, Céard est un écrivain original, auteur d'une nouvelle sur la débâcle, intitulée
La Saignée, de plusieurs romans,
Mal-Eclos,
Une Belle journée, et surtout de son manifeste littéraire,
Terrain à vendre au bord de la mer. Contrairement à Huysmans et Maupassant qui prennent rapidement leurs distances, Céard est trop resté dans l'ombre de Zola pour passer véritablement à la postérité.
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Émile Zola |
Le livre d’Agnès Sandras autopsie minutieusement cette relation terriblement complexe entre un maître étouffant, exploitant volontiers les compétences de son disciple, avare de reconnaissance, jouant des rivalités entre ses jeunes admirateurs, parfois lâche au point d'arranger les vérités dérangeantes au mépris de ses théories... et un disciple à la fois pleutre et encombrant par son amitié exigeante et ses audaces de timide, sa quête de reconnaissance, sa volonté de repeindre le maître à son idéal.
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Émile Zola par André Gill (1876) |
La presse constitue le troisième personnage de cette histoire. Car la nature des rapports qu'entretient Zola avec sa « queue » – pour reprendre un terme satirique désignant ses jeunes admirateurs – est étroitement liée à l'image de l'écrivain et à la réception de son œuvre.
En introduisant le parler populaire dans la littérature, Zola a transgressé un code social et se trouve très vite confronté à une réaction charivarique. Cependant, lui-même fasciné par la caricature et les rituels charivariques, il en intègre les ressorts au sein même de ses romans, si bien qu'il stimule et oriente la réception de son œuvre dans un sens satirique. Ainsi, parce qu'il décrit les réalités les plus crues, Zola est inlassablement assimilé au cochon... mais, que ce soit dans les descriptions de charcuterie dans
Le Ventre de Paris ou pour décrire la sexualité de ses personnages, l'écrivain abuse lui-même de cette épithète qu'il place dans la bouche de ses personnages. Dans
Nana également, Honorine, vieille chiffonnière annonçant la déchéance de l'héroïne, incarne véritablement un personnage de reine de carnaval !
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Émile Zola par Victor Lenepveu (1900) |
Très vite, Zola devient en quelque sorte prisonnier de son image : le public est en attente de scandale. L'écrivain développe une stratégie d'évitement en s'adjoignant des «
parafours » pour l'adaptation théâtrale de ses romans. Devant un public s'étonnant « de n'avoir pas à rougir » et une critique réclamant à corps et à cris « la révolution naturaliste au théâtre », ses collaborateurs endossent la responsabilité d'une tonalité boulevardière quelque peu lénifiante. Zola ne joue pas seulement à cache-cache avec son public, mais il paraît entretenir un vivier de collaborateurs dont il attise la concurrence. Les connaissances musicales de Céard sont ainsi largement mises à contribution pour documenter l'
Œuvre, mais Alfred Bruneau, également sollicité, en récolte publiquement les lauriers... Pressenti pour l'adaptation de
La Conquête de Plassans, Céard déploie des idées originales : renonçant aux mises en scènes compliquées, il veut « étonner à coup de simplicité »... mais son manuscrit reste dans un tiroir pendant que Busnach se trouve publiquement défendu par Zola... Reflet naturel de ses aspirations déçues, la collection du disciple frustré se trouve particulièrement riche en caricatures autour de ces adaptations !
Engagés dans la bataille naturaliste, tous les membres du groupe de Médan ont partagé les quolibets suscités par l'œuvre de Zola. Au sein même du cénacle naturaliste, les confidences indiscrètes des uns, une réponse maladroite du maître destinée à défendre ses amis, finissent par éclabousser l'image des disciples les plus proches. Dès 1874, un chroniqueur note combien leur rôle devient ingrat : «
Il est temps de la couper, cette queue... ». Suivant l'expression de Goncourt, Céard serait devenu le « cuphage » de Zola...
Pourtant, autour de 1893, la presse commence à se gausser de la « diminution de Zola » : le torchon brûle entre les naturalistes. Dans ses articles, Céard lance des allusions à la situation matrimoniale compliquée du maître de Médan. Complice malgré lui de ses amours extra-conjugales, il a en effet servi d'entremetteur, d'émissaire, puis de témoin de naissance et de parrain pour les deux enfants illégitimes et demeure, finalement, au cœur du drame familial causé par cet adultère ... Il apprendra ensuite que, dans les lettres qu'il était chargé de communiquer à Jeanne Rozerot, l'amante de Zola, ce dernier se moquait ouvertement de lui ! Dans
Pot-Bouille notamment, Zola condamne l'adultère, mais rien ne filtre de sa situation lorsqu'il se prête à
l'enquête du Docteur Toulouse, entretien d'un nouveau genre placé sous le sceau de la sincérité et de la vérité scientifique...
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Zola interdit d'Académie (1898) |
Aussi est-ce au nom des valeurs propres au naturalisme, sur un terrain moral autant qu'esthétique, que les divergences s'expriment à mots plus ou moins couverts. On soupçonne Zola de sacrifier l'orthodoxie naturaliste sur l'autel de la célébrité publique. D'une part, dans l'adaptation théâtrale de son œuvre, puis dans l'écriture beaucoup plus sage de
La Terre et
Le Rêve qui s'accorde trop à son ambition, ô combien pressante, d'entrer à l'Académie.
Peu à peu, Céard s'affirme comme le gardien d'un temple naturaliste quelque peu déserté par son fondateur. Tout en s'attelant à l'opéra, le maître lance quelques coups de patte à la jeune littérature symboliste, accusant Wagner et Schopenhauer d'avoir engendré des « littérateurs dégénérés »... Or, dans de nombreux articles, Céard s'était employé à démontrer combien les romans de son aîné étaient composés à la manière des opéras wagnériens, allant jusqu'à le qualifier de « Wagner de la littérature »... La grande œuvre océanienne de Céard,
Terrains à vendre au bord de la mer, apparaît dès lors comme une réponse authentiquement naturaliste et un acte d'indépendance esthétique suscité par l'indifférence, le mépris et la cécité de son aîné.
L'affaire Dreyfus achève de brouiller leur amitié. Céard demeure attaché à l'idée d'une séparation entre l'action politique et le domaine de l'esthétique. Par ailleurs, son patriotisme reste exacerbé par le souvenir de son engagement dans la garde nationale en 1870. Mis en retraite anticipée pour pantouflage caractérisé et persiflage public contre les « pontifes » de Carnavalet, il choisit néanmoins cette institution – où il est entré par l'entremise de Zola – pour léguer sa collection de caricatures...
S'il est vrai que le comique, dans ses formes tendancieuses, est «
un moyen de maîtriser simultanément des sentiments d’admiration et d’aversion » (1), ce don daté du 2 juin 1899 – soit la veille de l'arrêté de révision du procès Dreyfus et l'avant-veille du retour de Zola en France – s'avère fortement symbolique. La réincarnation de Zola, dans
Terrains à vendre au bord de la mer, sous les traits de Pascal, un criminel condamné à écouter du Wagner près du « rocher de Tristan et Iseult » ou à chanter, malgré lui, la
Chanson de la sardine composée par Céard..., n'est pas moins significative. Céard avait démontré combien, dans le cycle des
Rougon-Macquart, le Dr Pascal incarnait les idées de Zola ; pour les mêmes raisons, il signalait que Zola devait se cacher sous ce nom lors de son exil...
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« Bon voyage M. Zola » par Alfred Le Petit (1898) |
Tout en se plaçant dans les pas de Flaubert et Hugo, le disciple va ainsi jusqu'à « suicider » l'avatar du maître qui finit déchiqueté au beau milieu d'une tempête... que l'on devine métaphoriquement liée à l'Affaire Dreyfus : «
Quelles déplorables étoiles n'avons-nous pas suivies ! », se souvient Céard après la mort dramatique de son idole. Hélas, son roman arrive trop tard : en 1906, son esthétique wagnérienne est passée de mode et le pavé littéraire qu'il jette dans la mare du naturalisme moribond fait peu de remous.
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« Écrabouillement de Zola » par Albert René (1898) |
Pour réaliser cette étude minutieuse, touffue, érudite mais admirablement écrite, Agnès Sandras s'est livrée à un véritable jeu de piste : l'historienne paraît avoir assimilé les méthodes d'investigation naturalistes et, munie de sa grosse loupe, met en valeur et en relation des détails qui, isolés, ne feraient pas sens. Le fonds du musée Carnavalet est ausculté dans ses manques, dans sa structure générale, comme dans ses annotations marginales. Face à une personnalité aussi complexe que Céard, tout fait sens : le bibliothécaire paraît avoir pris un malin plaisir à semer çà et là, dans ses archives comme dans ses articles, ses romans ou ses courriers, des indices où se lisent son drame personnel de disciple écrasé et ses révoltes d'ami floué. En creux, se dessine la figure plutôt iconoclaste d'un Zola trop humain, dont les ombres ont peut-être été ignorées d'une histoire trop portée à l'hagiographie.
L'abondance des matériaux mobilisés pour tisser la toile de cette démonstration est impressionnante. Textes et images se répondent si bien que l'on ne peut que regretter l'absence de ces dernières ! Comment un éditeur aussi établi peut-il faire l'économie du support iconographique quand il tient une telle place dans la démonstration de l'auteur ? Et comment une collection de référence peut-elle s'épargner le coût d'un correcteur professionnel et afficher autant de coquilles quand d'autres maisons, plus modestes, s'avèrent plus professionnelles ?
Ces réserves mises à part, nous pouvons saluer ici un ouvrage au contenu très solide, savamment orchestré, où l'anthropologie historique s'empare avec brio du champ littéraire pour décortiquer la fabrique de l'image de l'écrivain. Images littéraires, images satiriques interagissent et finissent par s'incarner : elles structurent les relations entre maîtres et disciples, déterminent leurs engagements politiques comme la réception de leur œuvre, finissent par modeler leurs corps, mais aussi celui des lecteurs ! Comment ne pas être frappé par le bal de la 100e de
L'Assommoir, où le Tout-Paris, travesti en Coupeau, Lantier, Gervaise et autres Virginie, dépasse les comédiens en vraisemblance ?... «
La vie mangeait le théâtre », raconte Céard... à moins que l'image n'ait dévoré la vie... ?!
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Pot-Bouille (1882) |
(1). KRIS (Ernst),
Psychanalyse de l'art, trad. Béatrice BEX, PUF, Paris, 1978 (ÉO 1952), p. 228.
Voltaire 77