Éditions Gallimard, Paris, 1989
Une collection s'organise toujours de deux manières, à moins qu'il ne faille dire en deux temps – j'y reviendrai à la fin de cette notice. Elle a d'abord sa logique interne, parfois farfelue. Elle obéit ensuite à de nouvelles règles, externes, dès qu'il s'agit de la montrer au public. Le rapport entre ces deux ordres varie et son efficacité est loin d'être facile ou évidente. Une mise en scène distraite peut transformer l'ensemble le mieux ordonné en pauvre bric-à-brac. Il est vrai que le pêle-mêle sauvage a ses amateurs et son charme. Une présentation bien réfléchie est capable de susciter de subtils leurres de cohésion ou d'unité. Le monde du livre, une fois de plus, en fournira quelques démonstrations.
On connaît la distinction, introduire par Gérard Genette, du
texte et du
paratexte, c'est-à-dire de l'œuvre (création d'un auteur ou d'une autrice) et de son pourtour (les éléments qui s'ajoutent quand le manuscrit se transforme en livre : un nom d'éditeur, une illustration, un texte de quatrième de couverture, mais aussi un logo, un code-barres, un prix, et ainsi de suite). Dans une collection de livres –par exemple la Bibliothèque de la Pléiade, la Série noire ou la collection dite « Blanche », tous exemples empruntés au catalogue des éditions Gallimard – les deux régimes se rencontrent inévitablement et, idéalement, se chevauchent.
Un texte entre dans une collection s'il en respecte l'esprit. La forme matérielle des livres de cette collection en reflète le contenu. La couverture noire de la Série noire donne tout de suite le la : c'est la couleur typique du type de films qui lui sert de référence. La collection « Blanche » proclame fièrement son refus de l'illustration vendeuse : à bon texte, point d'enseigne. Les connotations religieuses du semi-poche relié en cuir pleine peau et doré à l'or (mais qui se souvient encore des missels ?) font office d'adoubement.
Libre à toutes et à tous de contester l'application de ces principes dans tel ou tel cas concret. Force est toutefois de reconnaître que les bévues, pièges, erreurs, dérives, voire escroqueries, n'entament guère la force du dispositif. On peut « faire collection » par la force de la seule coquille formelle.
Pour l'ami des collections, l'intérêt est ailleurs. Les éléments paratextuels combinent en effet deux registres très distincts. Certains sont presque inamovibles: le nom de l'éditeur par exemple, même s'il arrive qu'une collection passe d'une maison à une autre (ce fut du reste le cas de la Pléiade). D'autres doivent nécessairement changer d'une pièce à l'autre, comme typiquement l'illustration de couverture, quand bien même ce domaine échappe souvent mal à la redite (que penser des mille et une pauvres copies de l'iconographie du
Nom de la rose d'Umberto Eco, des mille et trois non moins pauvres imitations médiévalisantes qui ont pu le suivre?).
Dans les meilleurs cas, il se passe un phénomène plus singulier. Une collection intelligente peut essayer de produire des ressemblances de famille entre ces unités qui se métamorphosent d'un livre à l'autre. Ce faisant elle met ensemble le meilleur de deux mondes: la particularité absolue d'un texte, l'identité non moins unique d'une collection. Une illustration de couverture vraiment réussie entre en résonance avec l'œuvre (le texte) aussi bien qu'avec l'esprit de la collection qui la publie (et que matérialise le paratexte).
Les solutions faciles sont à éviter. Le choix d'un illustrateur unique pour une collection ouverte à plusieurs types de textes ou d'écritures n'est pas toujours à la hauteur d'une telle ambition. La collection “Tel”, également chez Gallimard, qui orne chaque couverture d'une œuvre de Vasarely est sans conteste ce qu'on trouve de pire sur le marché, et pas uniquement parce que les images sont laides en elles-mêmes: ce qui manque, c'est le lien suggestif entre texte et paratexte, entre logique interne et externe de la collection.
Tout autre fut l'approche, du moins à ses débuts, de la collection « Le Promeneur » créée aux éditions Quai Voltaire, puis accueillie chez Gallimard. Due à Pier Luigi Cerri, la conception graphique de ces livres proposait des images certes variées – Pierre Le-Tan y voisinait par exemple avec Camille Corot ou Carlo Carrà, adepte de l'école « métaphysique » de Giorgio de Chirico dans les années 20 –, mais à même de se construire en réseau pour des raisons qui dépassent leur seul alignement dans le catalogue.
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Sergio Ferrero, Hors saison, 1989
Illustration de couverture : Après le coucher du soleil (1927),
par Carlo Carrà
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Aldo Palazzeschi, Un prince romain, 1989
Illustration de couverture : Rome, vue des jardins Farnèse (1826),
par Camille Corot
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Les correspondances qui se font jour d'une image à l'autre sont à tel point intrigantes, au sens littéral du terme : susceptibles de créer des intrigues, que les lecteurs ne peuvent qu'être tentés de pratiquer de joyeux échanges. L'image de couverture de tel volume, déjà parfaite en elle-même, semble fonctionner tout aussi bien quand on la transfère au recto de tel au tel autre livre de la collection, presque indépendamment de tout contenu. Il y a là, si l'on veut, deux collections qui se chevauchent – les textes, d'une part, les images, d'autre part – et finissent par n'en former plus qu'une.
À la limite (mais y a-t-il de la place, en littérature, pour le mot « limite » ?), il
faut imaginer que dans l'esprit du typographe, Pier Luigi Cerri, et du directeur de collection, Patrick Mauriès, il y avait d'abord les images, puis les textes.
Jan Baetens
Mars 2021