Sous ce titre tout de sobriété, Pierre Le-Tan trace quelque vingt portraits de collectionneurs délibérément choisis en dehors des noms auxquels on associe habituellement la visibilité et la notoriété. L’auteur, fils d’un peintre vietnamien venu jeune en France et qui l’introduit très tôt dans les musées et chez les antiquaires, réunit quant à lui les deux statuts de collectionneur et de créateur. Artiste dessinateur principalement, il a collaboré à de grands journaux et magazines (tels
The New York Times et
Vogue), mais son talent lui a aussi valu d’illustrer les couvertures de romans de Patrick Modiano, avec lequel on pressent qu’il a en commun un mélange de pudeur et d’étrangeté.
Il tire ici profit de sa longue expérience pour reconstituer, d’une plume concrète, lucide et sensible, le souvenir de personnages peu publics donc, mais qui ont nourri ses fréquentations et étonné son imaginaire. A un point tel qu’il peut arriver au lecteur d’être saisi, ponctuellement, par un doute – délicieux – sur l’existence réelle de l’un ou l’autre des collectionneurs évoqués, comme si Le-Tan n’avait pu lui-même échapper totalement à la tentation fictionnelle du brouillage des frontières.
Les rassemblements opérés par les collectionneurs qu’on nous propose ici s’accommodent volontiers d’espaces exigus, conformes à la discrétion de leurs hôtes, mais qui n’en recèlent pas moins des trésors qui ont fasciné le visiteur privilégié, par leur goût, leur excentricité, ou cette part d’énigme qu’accentue encore pour le lecteur l’option de ne désigner certains de ces passionnés que par le prénom et la seule initiale du nom.
Le collectionnisme dont le livre témoigne naît tantôt d’un éclectisme élégamment revendiqué (accumulant, par exemple, plumes d’Amérique du Sud, fragments archéologiques, et autres carreaux islamiques); tantôt, à l’opposé, il renvoie farouchement à un mono-thématisme obsessionnel (comme celui sur lequel s’arc-boutait un homme courtois, effacé et solitaire qui collectionnait méthodiquement les papiers froissés).
Du reste, le prestige des objets rassemblés ne constitue pas en l’espèce le critère clé. L’auteur cite le cas d’un ancien directeur de grand musée international qui a choisi de se focaliser sur des artistes mineurs souvent méprisés par les «grands» collectionneurs : sous-jacente à cette résolution, l’idée prévaut que les œuvres majeures
«vues et revues» finissent par
« perdre toute fraîcheur ». Se remémorant par ailleurs quelqu’un qui a fini par se concentrer sur les statues africaines représentant des colons,
« peu recherchées, donc peu chères », Pierre Le-Tan met opportunément en exergue – au-delà bien entendu du principe de plaisir – un paramètre essentiel, qui veut qu’
« un collectionneur avisé achète toujours en dehors des courants ».
Le-Tan reconnaît que la passion qu’il partage avec ceux qu’il nous présente est une
« soif jamais assouvie », qui a fait de lui un accroc des salles de ventes, particulièrement de la maison Drouot, qualifiée d’
« endroit de perdition » analogue à
« ce qu’est le casino pour un joueur ». Il assume d’ailleurs pleinement la comparaison quand il soutient que le moment même de l’acquisition est le plus important, l’identifiant joliment à l’excitation du
« joueur qui lance un dé ».
Le lecteur comprend mieux dès lors pourquoi la propriété persistante d’un objet ainsi conquis n’est pas nécessairement déterminante. En se référant à sa propre collection – constituée en dehors de toute préoccupation spéculative et décorative et à travers laquelle ont transité des
« milliers d’objets » –, Le-Tan confesse sans déchirement :
« Je sais cependant que je peux me séparer de tout ». Cet aveu fait écho à la philosophie dont il se réclame par ailleurs, lorsqu’il affirme que
« collectionner m’est à la fois indispensable et parfaitement inutile ».
La sagesse de ce détachement est poussée jusqu’à préférer avec tendresse
« ces petites choses, en triste état probablement, mais si précieuses » (comme
« une figurine à pâte à modeler, un découpage, un coquillage cassé »), que ses enfants ont fabriquées ou lui ont données autrefois, et qui, portées par la nostalgie, demeureront son
« Rosebud » à lui...
Il existe toutefois des compensations à cette jouissance temporaire des œuvres acquises. Comme maints détenteurs de vastes collections, Le-Tan accorde beaucoup de valeur à un catalogue minutieusement mis au point à l’occasion d’une dispersion. Il y a là non seulement une empreinte durable mais également un support commode. Lors d’une vente chez Sotheby’s à Londres centrée sur les volets néo-romantique et surréaliste de sa collection, l’auteur argumente, non sans audace ni humour, que
« le simple catalogue abondamment illustré et annoté remplaça avantageusement l’encombrante possession de ces objets ».
Le-Tan dispose d’une autre voie pour relativiser le renoncement à certaines possessions : c’est le contact qu’il conserve avec des acquéreurs (y compris, évidemment, de ses propres créations), si bien que lorsqu’il se rend chez eux, les objets dont il s’est séparé sont, dit-il,
« toujours un peu les miens ».
C’est un plaisir d’avoir en mains ce petit livre qui correspond lui-même à un
bel objet. Imprimé sur papier ivoire, il a bien sûr tiré parti des qualités propres du dessinateur. Les très nombreuses représentations figuratives, aux couleurs délicates, curieusement « voilées » par le fil ténu de lignes entrecroisées, ont quelque chose du charme désuet des anciens illustrés. Surtout, leur séduction « troublante » s’accorde subtilement aux portraits écrits des collectionneurs dont la brièveté progressant par petites touches les apparente eux-mêmes à des
esquisses.
Cet alliage du léger tremblé du dessin et du rendu elliptique du texte entoure l’ouvrage d’une fine brume de mystère – en pointillé.
Jacques POLET
mai 2014