Traduit du japonais par Hélène Morita.
Paris, Belfond, 2022, 191 p. Abondamment illustré.
On peut s'attendre à tout avec Haruki Murakami.
En fin 2022, l'éditeur français Belfond publie sous une couverture cartonnée voyante en motifs blancs sur rouge des articles antérieurement parus en langue japonaise dans le magazine
Popeye. Chroniques qui donnèrent lieu à un ouvrage intitulé Murakami T – Boku no Aishita T-Shatsu Tachi qui pourrait approximativement se traduire par
Mes T-shirts adorés ou du moins évoquer
j'aime les T-shirts, que j'aime.
L'ouvrage contient quelques 110 illustrations en couleur de T-shirts appartenant à la collection de l'auteur, connu pour ses récits mêlant le fantastique et la magie au réel et que certains critiques qualifient du terme de surréalistes. Au total, il consacre à ses T-shirts près de 200 pages, bien aérées, il est vrai.
La collection si bellement présentée donne lieu à une multitude de récits narrant les expériences vécues par l'auteur, notamment lors des acquisitions, et l'ouvrage peut donc être considéré comme une autobiographie dont elle est le prétexte.
Le titre français traduit bien l'ambivalence du projet poursuivi par l'auteur :
- s'affirmer comme quelqu'un qui prend plaisir à vivre en T-shirts (en fait, s'il met régulièrement certains d'entre eux, il s'interdit obstinément d'en porter d'autres) ;
- raconter sa vie à partir de sa passion pour les T-shirts, chaque chapitre correspondant à des expériences vécues et délivrant des renseignements sur sa personnalité propre (pas toujours exempts de nostalgie) ;
- se présenter en tant que collectionneur de T-shirts de tous types, classant et interprétant ceux-ci. Et en tant que voyageur sélectionnant ses lieux d'achats partout dans le monde (en préférant New York, Stockholm, Copenhague, Boston et Melbourne à Paris, Londres, Berlin ou Rome, du moins pour les magasins de disques d'occasion) et en ayant un coup de cœur pour Honolulu en ce qui concerne les friperies ;
- se mettre « quasiment à nu » en dévoilant sa vie. Aspect accentué par la proximité recherchée avec les lecteurs, notamment par de régulières interpellations directes avec ceux-ci ;
- diffuser, comme il le dit, un livre fait pour distraire, plaisant et plein d'anecdotes qui font sourire.
A partir d'une petite vingtaine de chapitres et donc de chroniques (dont on regrettera que l'éditeur ne donne pas les références de première publication), il ressort essentiellement :
- Que Murakami confère une place centrale aux T-shirts dont les dessins sont des animaux. Pas moins de quatre chapitres y sont consacrés : non seulement les oiseaux (très variés), les ours (il en possède une grande variété), les lézards et les tortues (avec une référence à Charles Darwin), mais aussi « les animaux dont il constate que les femmes les trouvent mignons » (et lui aussi). Parmi ces derniers, il range Nipper, mieux connu comme la Voix de son Maître, coiffé en punk, un renard, un singe paraissant très paresseux et, par ailleurs aussi, l'animal appelé paresseux. « La conséquence, écrit-il, est que je ne porte presque jamais de T-shirts avec un animal » (p. 55).
- Qu'il s'intéresse beaucoup (comme d'ailleurs l'auteur de cette note de lecture) aux T-shirts émanant des universités. Ceux-ci lui ont été remis à l'occasion de conférences qu'il y a faites ou lors d'attribution de doctorats honoris causa : qu'il s'agisse, excusez du peu, de Princeton, de Yale, d'Harvard, ou d'universités moins prestigieuses (notamment celle de Reykjavik). Ne faisant pas partie des diplômés de celles-ci, il se refuse de les porter.
- Les T-shirts promotionnels de ses romans et nouvelles, qu'il se garde de mettre, mais aussi bien sûr les élégantes chemises en coton émises par des éditeurs, par des libraires ou par des producteurs de médias.
- Les T-shirts liés à ses diverses passions : le surf, les concerts rock, les disques vinyles, les marathons. Ceux liés à l'univers du rock étant d'ailleurs ceux qu'il porte le plus volontiers.
- En général, marquant sa méfiance à l'égard du secteur marchand, il évite de se procurer des T-shirts coûteux ou se référant à de grandes marques. Il consacre néanmoins des chroniques aux voitures, aux super-héros, aux whiskies et aux bières (parmi lesquelles Heineken et Guinness), ainsi qu'au secteur du fast-food et aux producteurs de biens numériques.
- On comprendra que par ce biais, Murakami témoigne du vaste intérêt qu'il porte aux symboles, à la culture et aux choses du monde, ainsi qu'à leurs évolutions (qu'il s'agisse de formes de propagande ou par exemple de menaces liées à l'existence des drones).
- Il témoigne tout autant de l'efficacité des T-shirts, qui inspirent certains de ses livres, lui donnent l'occasion de tenir des conversations et de répondre à des interviews et qui en outre lui permettent de vivre de manière discrète, en lui garantissant l'anonymat dans la rue, d'autant plus qu'il s'est fixé comme règle de base de ne jamais porter de T-shirts trop voyants.
- Le T-shirt collectionné est dès lors vu par lui comme un investissement, dans le sens non financier du terme.
- Il se dit pleinement conscient des risques existants dans le port de certains de ses T-shirts : accusation de militance, de vantardise, de publicité et de promotion indécente de son œuvre, de défense de valeurs surannées, erreurs d'interprétations.
- Ses règles de vie l'encouragent à privilégier les friperies et les magasins de seconde main et à acquérir les objets convoités pour moins de 2 dollars. A s'abstenir de toute manière de rechercher des objets rares et chers. Mais aussi à éviter de passer pour un alcoolique ou pour un adepte de fast-food, en écartant toute maladresse ou bévue.
Transparaissent aussi ses diverses autres collections, les albums de jazz (vintage et contemporain), les CD de musique classique, les planches de surf, les livres et coupures de journaux et ... les crayons. Même les shorts ! Ne serait-on pas en droit de le qualifier de collectionneur pulsionnel, même s'il s'en défend dès l'ouverture de son ouvrage ? « Je ne suis pas un collectionneur passionné et pourtant (...) j'entasse toutes sortes de choses » (p.9).
Haruki Murakami n'est évidemment pas le seul à collectionner et à présenter des séries de T-shirts. Il y aurait à ce propos beaucoup de choses à dire. Cantonnons-nous ici à relever l'existence de deux extrêmes dans le très vaste champ couvert par les collectionneurs de T-shirts.
D'une part, selon des sources numériques, le collectionneur Josh Adams aurait acheté en ligne un de ces vêtements, à l'effigie du film
Aladdin des studios Disney (1992), pour une valeur de 6.000 dollars auprès d'un autre collectionneur et revendeur de T-shirts vintage lié au domaine cinématographique, du nom de Corbin Smith.
D'autre part, la collection, résultant d'une démarche créative et militante, montrée par l'artiste brésilien Jonathan de Andrade. Par laquelle ce dernier souhaite témoigner de l'inégalité sociale vécue par les travailleurs de Recife, en exposant 120 t-shirts reçus ou troqués, mais surtout imprégnés de la sueur et des odeurs corporelles de dizaines de travailleurs rencontrés par lui dans la rue et avec lesquels il a engagé conversation.
Chez Murakami, rien de pareil. On se trouverait plutôt aux antipodes de ces 2 pôles.
Fort bien illustré et légendé, l'ouvrage
T- Ma Vie en T-shirts souffre malheureusement de l'absence de références des publications antérieures (voir plus haut) et de pistes complémentaires (comme il s'en trouve dans l'excellent
Bowie. Les livres qui ont changé sa vie dont l'auteur est John O'Connell, publié aux Presses de la Cité, en 2020, ouvrage également cartonné et de couleur rouge dominante, mais ayant comme atout de proposer, en fin de chacun de la centaine de chapitres, des compléments de lectures éclairantes, ainsi qu'une sélection d'écoute de chansons de David Bowie).
L'ouvrage est complété par deux interviews focalisées sur sa collection de T-shirts, parues dans le magazine
Popeye en août 2018 et en mars 2020.
Dans ces interviews, comme aussi dans le cœur de l'ouvrage, le lecteur trouvera de quoi satisfaire sa curiosité anthropologique et médiologique, relative à l'ancrage des T-shirts au sein de la culture populaire et à leur diffusion, assurée tantôt par les milieux du sport et tantôt par les vedettes cinématographiques (notamment Marlon Brando et James Dean et plus près de nous Brad Pitt et Mackenzie Phillips).
Axel Gryspeerdt, mai 2023.