Particular Books, London, 2020, 350 p.
En dépit de son organisation apparemment claire et distincte, avec un sujet par chapitre et un chapitre par sujet – mais il s'avérera
in fine, avec son éloge du chaos concerté, que cette organisation est un piège –, le livre de Martin Latham reste un objet indéfinissable. On croit découvrir les souvenirs d'un vieux libraire (Latham a fait l'essentiel de sa carrière comme gérant de Waterstones à Canterbury), cependant
The Bookseller's Tale traite avant tout de sujets plus généraux liés à l'objet-livre comme les bibliothèques, la censure, les
marginalia des imprimés ou encore les vieilleries bon marché tombées dans l'oubli mais de nos jours de nouveau très en vogue. Le personnel et le général se trouvent ainsi mélangés, sans qu'on voie toujours très bien comment les deux extrêmes se touchent, ni quelle structure générale préside à l'articulation des parties.
Une même ambivalence se manifeste dans le style du texte, qui s'entête à hésiter entre vulgarisation scientifique et témoignage personnel (Latham a son franc-parler et il s'adresse à son lecteur comme aux clients de sa librairie – enfin, on l'espère pour ces clients). Les deux démarches se gênent par moments l'une l'autre et sans le dernier chapitre, un superbe retour en arrière sur plus de trente ans d'une vie de libraire, on aurait quitté l'ouvrage en regrettant le relatif silence de l'auteur sur ses propres souvenirs, tout en étant déçu par le côté souvent assez anecdotique, parfois un rien
people, de certaines analyses plus générales (heureusement Latham cite généreusement un grand nombre de sources savantes à la fin de l'ouvrage).
Mais je suis trop sévère, alors que ce qui reste après cette lecture est un mélange de plaisir et de reconnaissance. Latham n'en dit pas assez ? Peut-être, mais il donne malgré tout énormément : d'anecdotes, de capsules de savoir, de rapprochements surprenants, de formules bien trouvées. En cela, il se montre un digne représentant de ceux et celles dont il parle et de celles et ceux pour qui il écrit : les amoureux des livres.
Un des chapitres porte sur les collectionneurs de livres. Sans nul souci de taxonomie et surtout loin de tout jugement de valeur, Latham en dresse un joli ensemble, des bibliophiles les plus pitoyablement poussiéreux ou obsédés aux
pasionarias philanthropiques de tous âges et de tous sexes. L'essentiel, toutefois, tient ici non pas aux observations sur tel ou tel individu, mais aux remarques sur l'esprit de collection en général. Latham commence ainsi par faire table rase des explications conventionnelles du désir ou de l'amour des collections. Ayant passé en revue les théories passe-partout, les unes venant de la psychologie des profondeurs, les autres inspirées des eaux glacées du calcul égoïste, il n'a pas peur de tout miser sur une seule motivation, elle moins mesquine. Devient collectionneur ou collectionneuse, la personne qui prend conscience du passage du temps et qui souhaite garder quelque trace du passé, non pour faire barrage à la violence du présent et aux horreurs à venir, mais dans le but d'aider la postérité à ne pas refaire les fautes de ce qui est en train de s'éteindre. La collection, ainsi, devient un geste éminemment politique.
Mais il y a davantage, et c'est ici qu'intervient l'expérience du libraire, qui apprend de ses clients comme l'enseignant apprend de ses enseignés – nouvelle variation sur l'éthique de la réciprocité à l'œuvre dans toutes les grandes civilisations. En l'occurrence, le vrai collectionneur – et je profite de l'ancienne écriture non-inclusive pour signaler que Latham consacre de belles pages aux femmes collectionneuses, moins égocentriques selon lui que l'espère masculine – est celui qui accepte de voir ses principes de classification et ses instruments de catégorisation constamment bouleversés par le contact avec le public. À l'instar du libraire – les libraires du sexe féminin étant plus ouvertes sur ce point, lui semble-t-il –, le collectionneur devrait se réjouir de tout objet qui fait trembler puis s'écrouler l'édifice qu'il a patiemment tenté de construire. Objets hors normes, objets sans valeur, objets sans pertinence, objets à cheval sur des collections, objets, enfin, faisant bifurquer la collection vers tout à fait autre chose, quitte à faire oublier l'idée de la collection de départ. On aura reconnu le mécanisme magique de la sérendipité. Toute la question est pourtant d'avoir le courage de s'y abandonner...
Jan Baetens
novembre 2020