Des lexiques à ne plus savoir qu'en faire. De l'amoureux, Alain Rey (Pont du Château, 1928 ; vit à Paris),
au dicopathe, Jean Pruvost (1949 ; enseigne à Cergy-Pontoise).
Se délecter dans le savoir des dictionnaires.
En réponse à une question de journaliste,
Alain Rey admet facilement qu'il est un collectionneur, mais ajoute-t-il, un collectionneur très différent de
« certains collègues un peu allumés qui ont dans leurs collections toutes les éditions du Petit Larousse ou toutes celles de l'Académie française » (Le Soir, Bruxelles, 13 avril 2011).
En fait, la pratique d'Alain Rey, auteur du
Dictionnaire amoureux des dictionnaires (Plon, Paris, 2011) semble davantage relever de celle d'un amateur, dans différentes acceptions du terme. Sans pour autant prétendre au pur amateurisme – car Alain Rey est un exemple parfait de l'homme érudit – n'est-il pas à la fois profondément amoureux des livres dont il aime sentir la texture des papiers et attiré par la non-spécialisation, qui l'a amené, tel un Pic de la Mirandole contemporain, à consacrer une partie de sa vie professionnelle et para-professionnelle aux dictionnaires de toutes sortes ?
Ainsi, celui qui se destinait aux sciences politiques et à l'histoire de l'art, s'est naturellement tourné, opportunité aidant, vers l'écriture et la correction de dictionnaires, devenant la cheville ouvrière de toute une série de
Petit Robert.
Parmi son immense bibliothèque personnelle de plus de 20.000 titres, témoignant de ses intérêts pour les arts, les lettres – il possède notamment des éditions originales de Marcel Proust, d'Henri Michaux, de James Joyce et de Pierre Jean Jouve –, la linguistique et la sociologie, trônent ainsi quelque 500 dictionnaires de diverses natures, tailles, langues et époques. Moins passionné par l'étrangeté de certains d'entre eux, que par leur influence dans le monde des lettres, il consacre peu de notices et donc peu de pages de son
dictionnaire amoureux à l'histoire et à l'évolution de dictionnaires typiques, s'attardant davantage sur ce qui fait l'originalité et la nature de ce genre d'ouvrages, à savoir les mots, les termes, les locutions, les définitions, la langue, les synonymes.
On ne s'étonnera donc pas de ne trouver guère d'informations sur l'origine et l'histoire de l'élaboration de sa collection, ni sur l'évocation des moments de découverte, ni encore sur la chasse aux objets, la fameuse traque des collectionneurs, éléments en général récurrents chez les plus passionnés d'entre eux.
Par contre, le lecteur percevra l'existence d'un regard intellectuel acerbe sur les pratiques des outils encyclopédiques par les hommes de lettres. De là, la fierté non feinte affichée par Alain Rey à avoir mené une recherche plus approfondie qu'amoureuse sur « les écrivains et les dictionnaires ».
Si Alain Rey est principalement tourné vers les aspects lexicographiques des livres, il ne néglige pas pour autant l'idéologie sous-jacente aux dictionnaires, reconnaissant volontiers que ceux-ci portent la marque de leur époque. Mais il s'embarrasse moins d'une étude des liens qui unissent les dictionnaires aux autres sources du savoir, populaire ou intellectuel, que celles-ci soient de nature textuelle ou iconique. La texture est moins son fort que l'approche des divers lexiques de langues française ou étrangères et de ce qu'il intitule « la science des mots » (Alain Rey,
De l'artisanat des dictionnaires à une science des mots, Armand Colin, Paris, 2001).
Ainsi, avec Alain Rey, s'éloigne-t-on d'autres amateurs de dictionnaires davantage passionnés par l'évolution de leur propre collection, ainsi que des richesses qu'elle renferme, que par l'évolution de la langue et du langage.
Le Belge
Pierre De Witte, par exemple, utilise un site web non seulement pour faire connaître à chaque visiteur les trésors les plus précieux de sa collection, parmi lesquels des dictionnaires datant des XVIe et XIIe siècles, mais aussi pour collecter de nouveaux ouvrages rares à adjoindre à ceux qu'il possède déjà. Recensant quelque 500 ouvrages – un dixième de la collection physique - le site web témoigne que l'amateur belge est fortement attiré et préoccupé par les aspects visuels des dictionnaires, leur beauté intrinsèque de livres rares et illustrés et par les illustrations dont ils sont porteurs.
À l'intersection de ces deux genres de
dicophiles, finalement assez éloignés, l'un de l'autre,
Jean Pruvost, professeur à Cergy-Pontoise, féru de lexicographie, se donne à voir comme un
dicomane, voire comme un
dicopathe, selon une expression qui lui est chère, possédant environ 10.000 dictionnaires ou encyclopédies parmi lesquels la série quasiment complète des
Petit Larousse illustré depuis leur première édition.
Lors d'une journée des dictionnaires, il réunit autour de lui, chaque année, plusieurs dizaines d'amateurs prêts à échanger leur savoir et leur passion, qu'ils se définissent ou non comme experts, érudits ou collectionneurs.
Face à tant de passions, quelle serait l'attitude de cet acharné de livres et de bibliothèques que fut
Jorge Luis Borges (Buenos Aires, 1899 - Genève, 1986) ? Nous aide-t-il à trancher en faisant remarquer, dans la nouvelle qu'il consacra à la bibliothèque de Babel, qu'aucun ouvrage ne s'y trouvait en double ? N'est-ce pas la marque d'une séparation quasi irrémédiable entre la collection des contenus et celle des contenants ? À partir de quand, et de combien d'ajouts et de modifications, une version d'un ouvrage marque-t-elle le passage à un nouvel ouvrage ? Et les transformations subies au cours du temps ont-elles, en soi, une signification autre que celle que certains regards peuvent leur porter ?
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