Hugo Pratt (Rimini, Italie, 1927 – Pully, Suisse, 1995),
collectionneur (d’) imaginaire.
Etre le héraut des livres d’aventure
Il n’est sans doute pas inconvenant de qualifier la pratique prattienne de boulimique, tant Hugo Pratt fut un grand lecteur, un grand amateur de livres, un immense collectionneur de rêves et de récits d’aventures, profondément marqué par tout ce qui touche à l’imaginaire, ayant depuis longtemps rejoint le panthéon contemporain des bibliophiles, voire même des bibliomaniaques.
Il s’est exprimé à de nombreuses reprises sur sa soif de livres d’aventure et celle-ci a profondément marqué toute son œuvre créative. Les personnages et les lieux de ses ouvrages s’en ressentent fortement, puisqu’il arrive que ceux-ci fassent référence aux noms des grands écrivains de l’imaginaire populaire. Ainsi, en intitulant, dans
Tango, une gare du nom de Borges, Pratt rendit-il un hommage reconnaissant à l’écrivain argentin.
Personnages et lieux ; il y aurait moyen de définir les traits de personnalité du dessinateur uniquement à l’aide de ces deux termes.
Les livres accompagnaient d’ailleurs partout ce grand voyageur, de même que les dessins. Parlant des premiers, il déclarait non seulement que tous les rayons de sa bibliothèque en étaient remplis, mais aussi qu’après chaque déménagement, il continuait à s’entourer de ses livres.
« J’ai des centaines de livres, ils m’ont suivi depuis toujours. Un jour, je me suis dit : « A un certain moment tu devrais arrêter… » (Hugo Pratt : Autres souvenirs, Entretiens avec Claude Moliterni, Ed. Horay, Paris, 2005, p. 70).
Feignant d’être candide, il ajoutait : «
Si je devais bouger encore une fois, je vendrais tout et, une nouvelle fois, sans rien, je partirais… vers la Nouvelle Zélande… ».
Mais le maître de l’ambivalence est toujours resté discret sur la réalité ou la virtualité de certaines de ses collections. Ainsi, comment comprendre sa relation face l’immensité des numéros de la revue
Saturday Evening Post, haut lieu de l’imaginaire et de la création picturale, ayant offert durant près de 40 années sa page couverture hebdomadaire aux dessins du talentueux Norman Rockwell, lorsqu’à la question posée par son fan Claude Moliterni, «
Y a-t-il dans cette (votre) bibliothèque un exemplaire du Saturday Evening Post ? », il répond tout de go :
« Non... Disons que non… (déjà ici comme souvent, Hugo Pratt laisse planer plus qu’un doute)...
il n’y a pas de Saturday Evening Post ici. J’ai la collection complète des couvertures de Norman Rockwell… Ces exemplaires, je les ai dans ma tête… Dans tous mes voyages, lors de mes changements d’appartement, j’ai égaré tous mes journaux. Mais j’ai très bien mémorisé … J’ai tout dans ma tête… Peut-être que c’est mieux comme ça… C’est bien d’avoir de la mémoire… Je les revois, ces numéros du Saturday Evening Post… C’était un très beau magazine, très intéressant… Peut-être que si aujourd’hui je les retrouvais… Non, je préfère ne plus les retrouver… (Hugo Pratt : Autres souvenirs, Entretiens avec Claude Moliterni, Ed. Horay, Paris, 2005, p. 72).
Ailleurs, il déclarera qu’il possédait toute la collection du National Geographical Magazine depuis 1888 – «
ou presque » (Vincenzo Mollica et Patricia Zanotti (dir.), Hugo Pratt, Corto Maltese, littérature dessinée, Casterman, 2006, p. 204).
Il avait coutume de d’avouer qu’il possédait 30.000 livres dont la majorité «
se rapportent à l’iconographie. Et j’ai parfois l’impression que certains livres me regardent avec un certain reproche parce que je ne les ai plus ouverts depuis des années. Alors, souvent, j’en sors un et je regarde. Aussitôt je suis surpris par sa beauté et je m’en veux de l’avoir presque oublié pendant des années. Alors je me raconte que je n’étais sans doute pas préparé pour le regarder, encore que je l’avais acheté, et là je m’en félicite toujours. »
(Vincenzo Mollica et Patricia Zanotti (dir.), op. cit. , p. 170).
Tant de livres font que sa maison tenait davantage d’une bibliothèque que d’un lieu d’habitat. Il fut intarissable à ce propos. «
J’habite dans une bibliothèque, c’est la réalisation d’un des rêves de Borges. Mais il ne m’a pas été nécessaire pour cela de devenir bibliothécaire : je suis arrivé au même résultat en faisant l’inverse, en créant une bibliothèque autour de moi. Je n’ai pas lu intégralement tous mes livres, mais je les ai tous parcourus, et si un renseignement me manque, je peux aller directement au livre qui me le donnera. Mon expérience des livres me permet d’aller directement à l’essentiel. Ma documentation, notamment iconographique, est telle qu’il ne m’est plus nécessaire de faire des recherches dans les grandes bibliothèques du monde. »
(Hugo Pratt, Le désir d’être inutile. Souvenirs et réflexions, Entretiens réalisés par Dominique Petitfaux, Robert Laffont, Paris, 1991, pp. 279-280).
Et si le créateur de Corto Maltese collectionnait aussi d’autres objets que les livres, c’est autant pour le plaisir de toucher la matière de ceux-ci que pour avoir toujours sous la main une abondante documentation dans laquelle il plongeait pour effectuer, de la manière la plus exacte et réaliste possible, les dessins, les aquarelles et les sérigraphies. C’est ainsi qu’il avait accumulé une série d’insignes militaires, surtout de la seconde guerre mondiale, principalement des broches et des écussons allemands, à propos desquels il déclarait : «
Ces bouts de tissu, ces broches, ces insignes sont chargés d’histoire »
(Eddy Devolder, Hugo Pratt, récit, Esperluète éditions, Noville-sur-Mehaigne, 2003, p. 159).
A l’instar d’Umberto Eco, il collectionnait aussi les images parfumées distribuées par les coiffeurs, consistant souvent en des lots « d’images de charme ».
Sachant combien il aimait les voyages, ces derniers étant totalement liés dans son esprit à l’aventure, voire aux aventures, il n’est pas étonnant de voir que «
depuis des années, il collectionne les papiers à lettre des hôtels qu’il a fréquentés. Il descend dans son atelier, revient avec une liasse de feuilles.
Elles sont de toutes les couleurs, de toutes les qualités et viennent des quatre coins du monde. Il s’en servira un jour. Il réalisera un livre au départ de ces papiers à en-tête. Il pourrait réaliser ici et là un dessin, une aquarelle… »
(Eddy Devolder, op. cit. , p. 156).
Le même dessein se voit ainsi poursuivi, tantôt grâce aux livres et aux écrivains, tantôt grâce aux objets et aux symboles, tantôt encore grâce à la mémoire, aux souvenirs et à tout ce qui peut les alimenter, films, affiches, voyages, chromos, ceci afin de pouvoir s’inspirer de l’imaginaire des hommes pour construire perpétuellement de nouveaux récits, de nouvelles fables et de nouveaux rêves. Chez Hugo Pratt, l’amour de livres et de l’iconographie ne cache–t-il pas en profondeur une soif et un désir de lecture, de voyage et d’écriture, amenant les fils d’une intercollection - ou d’une transcollection - à se déployer de façon magistrale ?
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