De la collection à l'accrochage, histoire de famille.
De Jean-Henri Casimir Fabre (Saint-Léons du Lévézou, en Aveyron, 1823 – Sérignan-du-Comtat, dans le Vaucluse, 1915) à Jan Fabre (Anvers, 1958 – vit à Anvers).
A la recherche des scarabées
Ainsi que tout un chacun le sait, extrêmement nombreux sont les collectionneurs qui font appel aux artistes et qui trouvent auprès de ceux-ci matière à assouvir leurs passions. L'inverse est-il vrai ? En dehors de la vente d'œuvres, peut-on imaginer que des artistes sollicitent des collectionneurs pour les aider dans leur travail ?
Oui, cela existe. Un cas particulièrement intéressant concerne les artistes qui viennent s'alimenter auprès de collectionneurs, en substances et en matériaux indispensables à la réalisation de leurs créations.
Le collectionneur, dont le rôle est rarement passif, se voit en cela pleinement reconnu comme exerçant une fonction supplémentaire, celle de fournisseur des créateurs.
L'imaginaire peut s'en mêler et on voit parfaitement un coloriste du courant néo-réaliste tel Yves Klein rechercher auprès d'amateurs les éponges qu'il allait soumettre à des bains de peinture bleue, ou encore un spécialiste d'affiches lacérées s'entendant non seulement avec des revendeurs de posters mais aussi avec ceux qui souhaitent se délester de certaines des œuvres graphiques qu'ils avaient accumulées.
Avec le plasticien et dramaturge anversois
Jan Fabre, on ne se trouve plus dans l'univers des supputations mais bien dans celui des certitudes.
L'artiste se fournit régulièrement auprès de collectionneurs contemporains de scarabées. Chez ceux-ci, il se procure les plus beaux spécimens, qui, une fois évidés et assemblés, vont lui servir de trames et de substances pour réaliser des œuvres impressionnantes et esthétiquement attrayantes, voire saisissantes.
Le Roi et la Reine des Belges n'ont-ils pas fait appel à lui pour décorer les plafonds et les lustres du Palais royal de Bruxelles ?
Au delà des vertus décoratives, les insectes fournissent à Jan Fabre l'occasion de réaliser des pièces sculpturales élégantes et impressionnantes, sous formes de silhouettes ou de corps humains colorés et à la présence particulièrement marquante.
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Heaven of Delight, Palais Royal, Bruxelles |
Crâne |
Composition |
À propos d'une de ces œuvres composées de coléoptères verts, bleus, orange et bruns, Frank Maes écrit :
« Cette sculpture n'a pas de tête. Elle n'a même pas de corps puisque les scarabées préalablement traités sont tout simplement cousus sur un treillis, formant une sorte d'armure creuse qui enveloppe un vide. Lorsque vous regardez cette sculpture de près, vous n'apercevez qu'un magma informe hérissé de centaines de scarabées. Lorsque vous prenez un certain recul, vous voyez émerger de cette masse pullulante un corps rayonnant, à la fois fort et vulnérable qui évolue dans un monde que le spectateur ne peut voir que s'il s'en distancie : le monde de la beauté souveraine de l'image pure ». (Frank Maes et al.,
Jan Fabre searching for utopia, Bärtschi-Salomon Editions, Genève, 2008, p. 37).
Qu'il eût été facétieux que l'entomologiste éminent Jean-Henry Fabre soit le grand-père de Jan ! Ce dernier a été jusqu'à laisser croire qu'un large embryon de sa collection d'insectes provenait de l'héritage familial. Ce faux aïeul patronymique n'avait-t-il pas, dès ses 18 ans, commencé à accumuler des séries invraisemblables d'espèces animales de tout type : mouches, araignées, charançons, cigales, grillons, hannetons, papillons et même mantes religieuses et scorpions ?
A l'instar de
Charles Robert Darwin (Shrewsbury, West Midlands, 1809 – Downe, Kent, 1882), dont les collections étaient très étoffées, crustacés, mollusques, coquillages, oiseaux des Galapagos, colombes, etc., il s'agissait de pouvoir observer, analyser et comparer les différentes trouvailles et de mener à leur sujet des recherches scientifiques appropriées. On raconte d'ailleurs que Charles Darwin qualifiait
Jean-Henri Fabre du surnom de
l'incomparable observateur.
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J.H. Fabre |
Mais le naturaliste ne s'était pas arrêté là. Il s'est tout autant intéressé à la flore en plantant dans son jardin quelques 500 espèces végétales différentes et avait collecté des centaines de cryptogames : algues, lichens, mousses et champignons, avant de réaliser quelques 600 aquarelles de ces derniers.
Les pièces de monnaies retenaient aussi son intérêt. Son herbier, quant à lui, représentait quelques 2.000 planches.
Dans un livre portant un nom éponyme, l'historien français
Robert Delort déclarait que
Les Animaux ont une histoire (Seuil, Paris, 1984). La déclaration affirmative ne laisse planer aucun doute. Concernant notamment les scarabées, auxquels il ne consacre guère de textes, préférant s'appesantir sur les criquets, les moustiques et les abeilles, on ne peut que constater qu'ils sont largement entrés dans l'histoire des hommes, grâce à l'ensemble de vertus qu'ils sont censés incarner. Les collectionneurs d'art égyptien ont fait largement honneur à cet insecte, vénéré à l'époque des pharaons en tant que dieu et symbole de résurrection. Aux yeux de Jan Fabre, outre son rôle de matériau magnifié par la couleur, le scarabée est l'image même de la transformation et métaphoriquement, il marque le passage de la vie à la mort et surtout de la mort à la vie, prenant ainsi une importance capitale dans son œuvre, comme dans l'histoire des grands mythes de l'humanité. Des significations semblables s'observent dans d'autres continents, des Mayas aux Chinois, évoquant l'entre-deux, le passage, la création, l'auto-engendrement, l'éternité.
Toute collection renvoie toujours aux notions de patrimoine et de visualisation, voire d'observation. En l'occurrence, en plus de celles-ci, le concept de mémoire est, lui aussi, fortement convoqué, qu'il s'agisse de la mémoire familiale, fortement sollicitée, comme on l'a vu, chez Jan Fabre, ou de la mémoire, plus longue, des croyances et des rituels sociaux et collectifs. Potentiellement intéressante pour comprendre le devenir du monde, quand elle sert des finalités scientifiques, la collection de scarabées contient en elle-même toute une mémoire importante de l'humanité.
C'est dans cette filiation que Jan Fabre inscrit son œuvre et que les collections d'insectes prennent leur pleine signification, l'un et les autres contribuant à nous interpeller sur les richesses et sur l'évolution du monde.