Marc Gensollen et Josée Gensollen-Giraldi (médecins psychiatres habitant à Marseille), une approche psychanalytique
Vivre et comprendre les ressorts intimes du collectionnisme
Ce que l'on pourrait appeler la « cohérence identitaire » d'une personne pousse souvent cette dernière à acquérir des objets en complète harmonie avec sa pratique professionnelle et avec sa vision de la vie. Il n'est dès lors pas du tout étonnant que des artistes acquièrent, volontairement ou non, des objets qui auront une profonde influence sur leur propre production. Nombreux sont les peintres, les sculpteurs ou les photographes qui illustrent ce principe. Leur métier se situe à l'origine d'une collection, qui elle-même conforte leur métier. Ou plus exactement un même élan les oriente tantôt vers l'acquisition de telles œuvres tantôt vers une production qui présente une série d'affinités avec ces dernières.
Mais la règle énoncée ne s'applique pas seulement à cette catégorie de créateurs. On en retrouve des traces chez les stylistes (Christian Lacroix), chez les réalisateurs de films et même chez les empailleurs (Pierre-Yves Renkin).
Un système de correspondances se met ainsi en place : la relation entre la pratique professionnelle et l'activité collectionniste est de type circulaire : l'une enrichit l'autre, et respectivement. La collection de cannes ciselées amène l'artisan créateur de cannes à parfaire son regard, son savoir-faire, son doigté. Et son amour du travail bien fait l'entraîne à parcourir le monde pour trouver des objets qui feront bonne figure dans sa collection. Le comble du plaisir est atteint dès lors que les œuvres glanées çà et là se trouvent exposées dans le même espace que les œuvres produites. Le tout constitue alors une seule collection.
Ce constat est de nature à enlever toute incongruité au fait d'utiliser le terme de
collection pour désigner un ensemble de produits diversifiés réalisés par un maître artisan, que celui-ci bénéficie ou non d'un atelier de confection ou se soit même aventuré, dans certains cas, à produire de manière plus industrielle des objets manufacturés. Chez les bijoutiers, les horlogers ou encore les couturiers de haute confection, le terme collection sert ainsi à désigner leur propre production et ne renvoie pas nécessairement à des objets collectés par ailleurs. Il n'est toutefois pas exceptionnel qu'un grand créateur de chapeaux se soit par ailleurs procuré un ensemble de chapeaux, venus du monde entier et créés par d'autres chapeliers (Christophe Coppens).
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Pierre Bismuth, Plateforme infini progression (2005) Coll. Gensollen |
Le cas des époux
Marc et Josée Gensollen est particulièrement intéressant. Voici deux médecins psychiatres pratiquant à Marseille, passionnés l'un et l'autre par les objets d'art et par leur rôle dans la société contemporaine, qui, dès leur jeunesse, s'étaient intéressés au surréalisme avant de délaisser les premières œuvres acquises – sans pour autant s'en séparer – pour se tourner vers des œuvres ultra-contemporaines, de type davantage conceptuel, immatériel et éphémère.
Ils déclarent d'ailleurs préférer l'idée et le message sous-jacents à toute incarnation dure. Ils répètent à tout qui veut l'entendre que « la réalisation matérielle (leur) importe fort peu ».
Déjà leur première collection de type surréaliste n'échappait pas à l'emprise de leur profession, notamment quand il s'agissait d'œuvres ayant un lien avec l'évacuation, la dispersion, ou l'éclatement, ou encore la destruction (œuvres de Arman par exemple).
La fugacité du travail des artistes dont ils se procurent depuis lors les œuvres présente des similarités profondes avec ce qu'ils appellent l'évanescence de leur métier. Certains prétendent même que professionnels de l'écoute et de la volatilité, ils sont capables d'acheter une parole. La question même de l'achat, comme celle de la possession, les taraude. Qu'est-ce que « acheter », dans notre société contemporaine ? Pourquoi accumuler des objets d'art ? Où les entreposer ? Pourquoi aménager pour ce faire les locaux d'une ancienne fabrique de filature en plein centre-ville ? Les œuvres acquises présenteraient-elles le même caractère transitoire que le fait de les posséder et de les regrouper dans des espaces spécialement aménagés pour leur permettre de « s'effectuer » et de jouer leur scénario? N'ont-ils pas, d'ailleurs, acquis auprès de Ian Wilson, qui préfère le dialogue à la sculpture, une «communication orale» devenue objet, certifiée par un document écrit ? Ou encore, auprès de l'artiste Stanley Brown, le simple tracé d'un des trajets effectués par des passants ou par lui-même ?
Marc et José Gensollen sont de grands et farouches collectionneurs. Ce sont également des psychiatres qui aiment parler de leur collection, à partir de leur engagement professionnel et qui vivent intensément la question des rapports de l'homme à l'argent. L'argent gagné par la parole ne retourne-t-il pas dans leur cas à des œuvres tout autant faites de paroles ? Ils s'interrogent sans cesse sur les motifs de collectionner et proposent des solutions à leurs nombreuses questions. Celles-ci concernent tantôt le partage des œuvres – ils considèrent de leur responsabilité de les montrer, voire de les prêter et d'en parler avec un (large) public – tantôt les principes de l'accumulation : pourquoi acheter en si grand nombre, pourquoi garder, pourquoi rejeter ?
Ainsi la collection s'évade-t-elle de sa simple contemplation pour s'envoler vers des perspectives plus profondes, davantage enfouies au sein des personnes. Collectionner est tout sauf un acte innocent. Collectionner relève profondément de toute une éthique.
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Coll. Gensollen, la Fabrique (Marseille) |