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Nicole Durand et une dizaine de familles de collectionneurs  
 
Nicole Durand - De l'Horreur à l'Art
L’orfèvrerie des tranchées : souvenirs esthétiques des années 1914-1918.
Le terme de collection insolite semble totalement approprié pour désigner les objets ciselés, les douilles martelées et les autres éléments du matériel militaire gravés et façonnés que certaines familles ont conservés, depuis qu'ils ont été fabriqués de manière artisanale dans les tranchées de la Première Guerre mondiale.

Sans le merveilleux livre, superbement illustré, que Nicole Durand leur a consacré en 2006 (De l'Horreur à l'Art, Seuil, Paris) et sans quelques pages web consacrées en général aux Militaria, ou encore sans quelques sites de vente aux enchères, ces précieux – mais dérisoires – objets confectionnés avec plus ou moins de talent par des soldats de diverses armées auraient très certainement disparu de nos patrimoines culturels et de nos mémoires.

Quelques collectionneurs talentueux dont le nom est cité dans l'ouvrage de Nicole Durand ont précieusement gardé ces objets, qui sont devenus en quelque sorte des reliques de l'histoire noire du début du XXe siècle. On se rappellera avec émotion que Krzysztof Pomian n'hésite pas à considérer les reliques comme les premiers éléments collectionnés (Des saintes reliques à l'art moderne. Venise-Chicago, XIIIe-XXe siècle, Gallimard, Paris, 2003).

Douilles d'obus
Douilles d'obus

Avec des douilles d'obus et de cartouches, ainsi que d'autres objets de la vie courante telles les gamelles ou les briquets, les hommes du front ont ainsi parfois réalisé des merveilles de finesse, exerçant un travail calligraphique et fleuri qui s'apparente à l'Art Nouveau qui se pratiquait à l'époque. Travail impliquant un geste adroit sur des objets minuscules, bagues, petits vases et petits bracelets ou encore étuis de boîtes d'allumettes.

Briquet de tranchée © Agence photo de la Réunion des musées nationaux
Briquet de tranchée © Agence photo de la Réunion des musées nationaux

Parfois les œuvres façonnées sont de dimensions un peu plus grandes, tels les crucifix, les porte-plumes, les coupe-papier ou les cendriers, mais il s'agit à chaque fois de pièces « d'orfèvrerie des tranchées ». Celles-ci sont aujourd'hui devenues des vestiges d'un passé qui nous a affecté et qui a disparu, amenant ces objets d'art à apparaître en quelque sorte comme les équivalents des netsukes japonais, si cette comparaison n'est pas trop audacieuse.

Pointe d'obus et cartouches pour un encrier Quatre balles pour un crucifix Douille d'obus et calligraphie arabe pour une boîte de 12 cm
Pointe d'obus et cartouches pour un encrier / Quatre balles pour un crucifix / Douille d'obus et calligraphie arabe pour une boîte de 12 cm

Dissertant sur l'idée de lieux de mémoire, l'historien Pierre Nora n'hésitait pas à qualifier parmi ces derniers la Tour Eiffel ou l'ouvrage de Marcel Proust À la recherche du temps perdu. Dans ses livres consacrés à la France, il incorporait des thèmes tels le soldat Chauvin ou Mourir pour la France (Les lieux de mémoire, Gallimard, Paris, 1992). On peut affirmer, sans se tromper, que mériteraient pleinement de figurer dans la même liste les objets créés par l'artisanat militaire anonyme.

Un nom a-t-il été donné aux collectionneurs de ces pièces ? Sans eux, à nouveau, un pan de l'histoire n'aurait-il pas disparu, comprenant les espoirs, les aspirations et aussi les souffrances et les nostalgies de ces hommes du front, prêts à affronter leur terrible destin ?

« Ces productions ne témoignent pas seulement de l'habileté manuelle et de l'ingéniosité infinie des hommes ordinaires. Elles sont autant de protestations contre la laideur, contre la bêtise guerrière, contre l'absurdité du sacrifice. Quatre-vingt dix ans après, elles nous parlent avec la même force », écrit Jean-Claude Guillebaud dans la préface à l'ouvrage de Nicole Durand.

Même les écrivains de la Grande Guerre, prompts à marquer leur haute reconnaissance à tous ceux qui ont combattu, n'ont que trop peu eu l'œil attiré par leurs réalisations matérielles, conservant seulement çà et là des bribes de poésie et des dessins fugitifs.

Par contre, un artiste plasticien, Jean-Jacques Lebel, se prit de passion dès 1958 pour ces objets, qu'il collectionna ou plutôt qu'il collecta avec grand entrain. « Je ne collectionne pas, je ramasse », déclarait-il en faisant allusion à ses recherches dans les brocantes. Et voici qu'en 2009-2010, il exposa à la Maison Rouge de Paris quelques 1093 objets de tranchées dans le cadre d'un projet d'artiste intitulé Soulèvements. Grand internationaliste, son objectif était de lutter contre tout nationalisme et de transgresser les frontières, tout en permettant la transmutation de leur statut d'objets d'artisanat au statut d'œuvre d'art, selon le même processus que celui réalisé dans le cadre de l'art brut et des arts premiers. « Ils font de l'art sans le savoir. Ils ne savent pas qu'ils sont des artistes ».
Une démarche d'assemblage, de montage, de détournement et de recyclage digne du mouvement Dada, avec lequel Jean-Jacques Lebel relève d'ailleurs une analogie de « concomitance énigmatique qui aurait fonctionné sur le mode de correspondances rhizomiques à l'insu des principaux intéressés ».

Bel exemple de métamorphose d'objets de guerre partageant le quotidien des « poilus » en objets d'artisanat de peu de valeurs, avant de devenir objets de collection, voire œuvres d'art !

(Le lecteur intéressé par ces questions de modification de statuts lira avec fruits l'ouvrage collectif dirigé par Béatrice Fleury et Jacques Walter, Vies d'objets, souvenirs de guerre, paru aux Éditions Universitaires de Lorraine, en fin 2015.)
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