anneaux
bloc-notes d’Axel Gryspeerdt
logo
logo
Paul Bueso
marchand et collectionneur
Portrait de Paul Bueso (J. Ensor, 1902)
Être peint par James Ensor
James Ensor intervient au moment même où les représentations du collectionneur les plus vivaces du XIXe siècle font place à de nouvelles images.
Avant lui, être collectionneur, c’est très souvent être doté d’une série de tares tenaces : chercher à grappiller, à accumuler, à amasser des objets plus ou moins dignes d’intérêt, ériger la possession en principe de vie, se comporter en maniaque, en avare, en prétentieux. On prête même à Balzac l’idée selon laquelle « collectionner est un premier degré d’aliénation mentale ». Le cousin Pons, personnage du roman éponyme écrit en 1847, n’est pas particulièrement doté de qualités. Mais ce n’est pas non plus, au contraire des personnes qui cherchent à le délester de la collection qu’il s’est constituée avec acharnement tout au long de sa vie, un être renfermé sur lui-même, un aigri, un misogyne. Cette figure-là va pourtant pendant des décennies véhiculer l’image d’un collectionneur tout autant détestable qu’il se voit détesté de tous.

Le portrait que James Ensor réalise en 1902 de son ami Paul Bueso, collectionneur des œuvres du peintre, antiquaire et restaurateur d’art, marque un tournant.
L’intitulé même du tableau varie selon les catalogues et souligne l’ambivalence des fonctions. S’agit-il à proprement parlé d’un antiquaire, au sens que nous donnons aujourd’hui, c’est-à-dire d’un marchand d’art ? S’agit-il d’un amateur d’art, ainsi que le désigne Emile Verhaeren dans la liste qu’il dresse des tableaux du peintre ostendais, caractérisé par son bon goût et la qualité de sa sélection ? Ou encore d’un collectionneur, avide de parfaire ses connaissances et d’accumuler les œuvres qu’il a collectées ? Cumule-t-il les diverses fonctions, à une époque où les « métiers » de chacun ne sont pas encore affirmés avec netteté et où la séparation des rôles n’existe pas encore, l’avènement d’un nouveau marché de l’art n’arrivant que plus tard ?
Dans cette énumération, il est surprenant que le qualificatif de curieux n’apparaisse pas, dès lors qu’on sait que jusqu’au XIXe siècle, l’amateur d’objets divers, dits de curiosités, est un personnage important dans l’univers des notables ou des intellectuels de l’époque. Mais à bien regarder le tableau représentant Paul Bueso, ne figurent dans son environnement immédiat ni objets exotiques, ni animaux empaillés, ni minéraux étincelants, ni herbiers, ni armes ou encore pipes ou pièces anatomiques anciennes.

Ensor dans son atelier vers 1930 © Englebert. Archives KMSK AntwerpenC’est d’autant plus bizarre que James Ensor aimait s’entourer de chinoiseries, de masques, ou encore d’objets marins naturels et artificiels. Rien de tout cela dans le tableau de 1902. Bueso semble avoir des goûts bien rangés, les toiles exposées dans son cabinet étant de facture classique : quelques scènes religieuses, une annonciation à Marie, une femme flamande dénudée ; ainsi que quelques statues tout aussi traditionnelles. Tout au plus l’une de ces dernières affirme une identité asiatique, de même que quelques morceaux de tapisseries apparaissant sur les murs. Ce qui frappe le plus, c’est qu’entouré de ces objets d’art, qui donnent une idée d’accumulation, bien qu’objectivement ils soient peu nombreux à être représentés sur la toile, Paul Bueso s’affirme avec conviction devant sa bibliothèque, un livre ouvert sur le bureau placé devant lui.

Ce n’est pas hasard que James Ensor a fait figurer son ami précisément dans le milieu inférieur du tableau, lové bien droit dans son fauteuil face au visiteur présumé. Sa prestance, empreinte simultanément de dignité et de prétention, ne serait-elle pas avant tout celle d’un connaisseur ou encore d’un expert ès arts? S’anticipe ainsi l’avènement futur du marché de l’art qui va créer l’ensemble des conditions permettant au métier d’expert se développer et d’être pleinement reconnu.

A la même époque, à la fin du XIXe siècle, début du XXe, l’encyclopédie Larousse présente encore le collectionneur comme une personne qui « cherche surtout à satisfaire une manie de rareté, et à posséder des séries complètes, où parfois l’art n’a rien faire. » Mais constatant les modifications qui surviennent, le livre ajoute « de nos jours surtout, amateurs et collectionneurs offrent souvent le même goût distingué ».

Avec Ensor, les images anciennes s’estompent donc pour laisser place à un homme de goût, aimant s’entourer de belles choses. Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour trouver de nouvelles représentations, dans lesquelles le rôle du collectionneur ne consistera plus seulement à montrer ses œuvres et à se montrer dans leur entourage – ce qu’incarne parfaitement l’ami représenté par Ensor –, mais à donner une place plus importante à la parole et aux interactions, ainsi qu’à l’innovation.
© 2012 collectiana.org - Fondation d'utilité publique - bloc-notes d’Axel Gryspeerdt - Tous droits réservés
ombre