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Albert Cooms Barnes (Philadelphie, 1872 - Phoenixville, 1951), une double face pour une collection sous contrôle

Albert Cooms Barnes Instaurer une fondation durable à but éducatif

Peint par Giorgio de Chirico en 1926, l'homme d'une soixantaine d'années lové bien droit dans un fauteuil porte des lunettes aux verres teintés et sa coiffure est impeccablement ordonnée. Tout en ayant le regard fixé droit devant lui, il semble perdu dans ses pensées. La posture concourt à lui conférer simultanément le tempérament d'un décideur et la silhouette d'un sage. Il apparaît ainsi tout à la fois soucieux et étrangement détendu. La joue droite est franchement posée sur une de ses mains, tandis que l'autre main pend mollement dans le vide, le bras étant lui fermement déposé sur la jambe gauche. L'homme porte un costume clair, de noble coupe, une chemise pâle et une cravate foncée. L'univers de type métaphysique caractérise le fond du tableau et ne laisse aucun doute sur le nom de l'artiste signataire. Tous les symboles chiriciens sont présents : du mannequin féminin de couturier dont les traits du visage ne sont pas dessinés, concourant de même que son bustier multicoloré à lui conférer une allure énigmatique, jusqu'au ciel bleu strié de parcelles vertes, en passant par la représentation d'éléments architecturaux de style classique. L'homme s'est arrêté de lire un document qu'il a négligemment déposé sur un meuble clair qui lui sert d'accoudoir.

Au premier abord, on imaginerait un autoportrait du peintre italien. Mais, la légende est sans équivoque. Il s'agit du portrait d'Albert C. Barnes.

G. de Chirico, Dr. Albert C. Barnes, 1926
G. de Chirico, Dr. Albert C. Barnes, 1926

À l'époque où le docteur Barnes, inventeur de l'antiseptique oculaire Argyrol, commande son portrait, il est déjà devenu un des grands connaisseurs de l'art et un des tout grands collectionneurs, gardant précieusement sous son contrôle les œuvres accumulées. Il est aussi l'ami des peintres les plus côtés à Paris pour leur talent d'innovateurs : Henri Matisse, Pablo Picasso, Amedeo Modigliani, Chaïm Soutine. Aussi, il écrit ou corédige avec Violette de Mazia plusieurs textes pour expliquer sa position face à l'art, notamment The art of painting, The French primitives and their forms, The art of Renoir, The art of Henri Matisse, The art of Cézanne. Il a également tenu à faire partager son enthousiasme pour un art considéré comme une école dans laquelle chacun pourrait apprendre la vie et le monde. Il y mène un plaidoyer en faveur d'un art ouvert à tous. De ce programme esthétique, le livre collectif Art and Education (Barnes Foundation, Merion, 1947) rédigé avec John Dewez, Laurence Buermeyer, May Mullen et Violette de Mazia, en témoigne largement.

Selon Pierre Cabanne, il accumulait les lectures et prenait perpétuellement des notes. Il fut un des précurseurs à poursuivre des analyses par analogie des différentes œuvres. « Sa méthode n'en présentait pas moins des côtés imprévus, surtout lorsqu'il l'étendait à la poésie ou à la musique. Par exemple, il faisait jouer, devant ses étudiants, les premières mesures de la cinquième symphonie de Beethoven, puis lorsque ceux-ci les connaissaient par cœur, Barnes les conduisait devant les toiles qui lui paraissaient présenter des rapprochements entre la peinture et la musique, particulièrement "Les Grandes Baigneuses" de Renoir, et chacun d'entonner d'une même voix les mesures. Après quoi, le docteur expliquait, commentait et justifiait sa doctrine. » (Pierre Cabanne, Le roman des grands collectionneurs, Plon, Paris, 1961, p. 201).

A. Renoir, Les Grandes Baigneuses, 1884-1887
A. Renoir, Les Grandes Baigneuses, 1884-1887

L'écrivain et collectionneur Leo Stein ainsi que les marchands Ambroise Vollard et Paul Guillaume le marquèrent dans ses choix. Ce dernier l'initia en outre à l'art africain.
Albert C. Barnes a dû se défendre devant des remarques désobligeantes et des critiques acerbes à son égard et face aux œuvres jugées trop osées qu'il avait acquises et s'est vu contraint d'adopter une attitude empreinte de jalousie, allant jusqu'à garder au secret certains éléments de sa collection.

De même, il édicta des règles strictes pour la fondation qu'il mit sur pieds afin de garder son immense collection, composée de plus de 2 500 œuvres parmi lesquelles figurent notamment 120 Renoir, 80 Matisse, une septantaine de Cézanne, 30 Soutine, 25 Picasso, 10 Van Gogh...

En outre, elle devait conserver le statut d'un établissement à but éducatif, ouvert au public seulement deux jours et demi par semaine, avec nécessité d'une inscription préalable.

Il exigea aussi l'interdiction de prêter ou de vendre ses œuvres d'art. Ainsi que d'autres de ses compatriotes l'avaient imposé, Barnes ordonna que les œuvres ne soient pas déplacées des lieux qu'elles occupaient au moment de sa mort. Il souhaitait aussi que ses tableaux ne fassent pas l'objet de reproductions en couleurs.

Dr. Albert C. Barnes (ph. © The Barnes Foundation)
Dr. Albert C. Barnes (ph. © The Barnes Foundation)

Quelques arrangements face à la règle furent toutefois trouvés puisqu'en 2012 la collection Barnes a quitté définitivement le bâtiment d'origine, qu'il fit construire en 1924 à Merion, dans les faubourgs de Philadelphie. Celle-ci a gagné un nouveau site dans Philadelphie, plus près du Musée d'art, dont, malgré les immenses richesses qu'il contient, on raconte que Barnes le détestait. La structure interne du bâtiment de Merion a été conservée, avec de mêmes emplacements octroyés aux œuvres d'art dans les diverses pièces.
À Merion sont restées les archives de la Fondation Barnes, ainsi qu'un vaste arboretum abritant 2 500 espèces de plantes et d'arbres.

Pour couronner le déménagement et les deux sites, la Fondation a réalisé un important site web interactif présentant les diverses collections de Barnes.

Autre infraction à la règle, le Musée d'Orsay avait présenté, déjà en 1993, certains des chefs-d'œuvre de la fondation Barnes au public français, ce qui amena l'homme politique Alain Boublil à dresser le portrait du fameux docteur dans un ouvrage intitulé « L'étrange docteur Barnes : portrait d'un collectionneur américain » (Albin Michel, Paris, 1993).

Masque Baoulé, Côte d'Ivoire (ph. © The Barnes Foundation)
Masque Baoulé, Côte d'Ivoire (ph. © The Barnes Foundation)

Il est vrai que ce personnage, au caractère entier, autoritaire et despotique, était intéressé tout à la fois par les sciences et la théologie, par la philosophie et la psychanalyse, ainsi que par les arts occidentaux et exotiques. Il a tenu à défendre jusqu'au bout ses convictions artistiques et ses humeurs esthétiques, et il fut obnubilé par ses antagonismes divers, notamment envers l'élite intellectuelle et les critiques d'art. Haï et redouté, il était tout à la fois rebutant et attirant, démesurément passionné et passionnant. Porteur d'ambivalence et de contraste. Perspicace et persévérant dans la recherche d'arts de qualité. Amoureux des aventures esthétiques et de voyages, notamment à Paris, en vue de compléter ses collections. Collectionnant les impressionnistes français, mais aussi des œuvres chinoises, africaines, amérindiennes et islamiques, sans oublier les chefs d'œuvres d'art ancien européen et égyptien.
Le voici devenu aujourd'hui un des noms clefs de la grande histoire des collectionneurs, témoignant du rôle incommensurable que ces derniers sont capables de jouer dans leur domaine de prédilection. Regardant droit devant lui et songeant au rôle de l'art, tel que l'avait peint Giorgio de Chirico, en 1926.

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