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bloc-notes d’Axel Gryspeerdt
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La vogue des cabinets d'art : Léopold Guillaume de Habsbourg (Wiener Neustadt, 1614 - Vienne, 1662) ; Cornélius van der Geest (Anversois, 1575 - 1638) ; Jan Gildemeester Jansz (Lisbonne, 1744 - Amsterdam, 1799)

Adriaan de Lelie, La galerie d'art de Jan Gildemeester(détail) Se montrer dans son cabinet d'art

Bien sûr, il n'aura pas fallu attendre que le collectionneur belge Paul Bueso soit peint sur huile sur toile par James Ensor en 1902, pour que se répandent les représentations picturales des cabinets d'amateurs d'art.
Celles-ci sont particulièrement abondantes au XVIIe siècle.

Généralement, elles mettent en scène un amateur accompagné de quelques personnes. Les murs sont couverts de tableaux de diverses tailles et les sols jonchés d'autres toiles et de sculptures. Parfois, le lieu évoqué tient du capharnaüm.

Ce dispositif est à ce point répandu que la peinture de cabinets d'amateurs est considérée comme un genre très en vogue au XVIIe siècle chez les peintres flamands. Parfois, l'amateur est un marchand. À l'heure actuelle, on aurait tendance à l'appeler galeriste. Mais bien souvent, il s'agit de nobles ou de riches bourgeois.


L'archiduc Léopold Wilhelm de Habsbourg voulant témoigner de son statut, de sa richesse et de son pouvoir, demande ainsi à David Teniers le Jeune de le représenter en compagnie de quelques clercs. L'abondance et la qualité des œuvres acquises sont non seulement mises en lumière par la figuration d'une salle aux perspectives étranges dans laquelle s'accumulent plusieurs dizaines de tableaux, mais aussi par l'évocation, au fond de la peinture, d'une autre salle tout autant chargée de tableaux que la première, sur laquelle s'ouvre une porte aux trois quarts close.

Teniers le Jeune, L'archiduc Léopold Wilhelm de Habsbourg  et sa collection  à Bruxelles (vers 1650-1652), Musée d'histoire de l'art de Vienne
Teniers le Jeune, L'archiduc Léopold Wilhelm de Habsbourg et sa collection à Bruxelles (vers 1650-1652),
Musée d'histoire de l'art de Vienne

Quant au cabinet d'amateur de Cornelis van der Geest, peint en 1628 par le peintre flamand Willem van Haecht, il représente la visite que les archiducs Albert et Isabelle d'Autriche rendirent au collectionneur en compagnie du roi de Pologne, d'un grand mécène, bourgmestre d'Anvers, et de peintres célèbres de l'époque, parmi lesquels Pierre-Paul Rubens et Antoon van Dyck.

Willem van Haecht, Le cabinet d'art de Cornelis van der Geest (1628)
Willem van Haecht, Le cabinet d'art de Cornelis van der Geest (1628)

Quelques écrivains se sont inspirés de cette lignée de tableaux représentant des collections de tableaux.

Ainsi, Georges Perec a-t-il narré l'histoire d'un collectionneur de tableaux qui s'est fait représenter dans sa galerie en présence de ses plus importants tableaux. Le Cabinet d'amateur. Histoire d'un tableau est paru en 1979 aux éditions Balland. La trame romanesque du récit porte sur le fait que le tableau figurant la collection est lui-même représenté dans le tableau, opérant par là une mise en abîme susceptible de produire quelques effets particulièrement savoureux sur ceux qui le contemplent. De plus, de vrais tableaux y côtoient des tableaux imaginés. Et dans l'ensemble ainsi constitué de quelque 150 tableaux, figure notamment le tableau intitulé « Le cabinet d'amateur de Cornélis van der Geest lors de la visite des Archiducs Albert et Isabelle » peint par Willem van Haecht. Inspiration lointaine, le récit de Georges Perec se déroulant à l'époque moderne.

Or voici qu'en 2014, un grand bibliophile et collectionneur belge de bandes dessinées se saisit du même tableau, peint en 1628, dans un premier roman. L'éditeur suisse ‘L'âge d'Homme' ne s'y trompe pas. Il reproduit en couverture du livre le tableau représentant la collection de van der Geest. André Querton, qui signe le roman, parle à son propos d'un conte moderne. Le déroulement de l'action se passe dans une période de troubles et d'après-guerre. L'auteur décrit surtout les affres et les dilemmes qui se posent aux collectionneurs à propos de la sauvegarde des objets acquis et de l'amour intense qu'ils leur portent. Jusqu'où la possession exclusive des œuvres et leur contemplation insensée peuvent-elles mener ? Comment coexister nuit et jour avec tant de chefs d'œuvres, sans succomber à leurs charmes ? Que vaut le musée public par rapport au plaisir de cohabiter avec ce par quoi on est séduit ? La collection privée met-elle en péril le collectionneur ?

Perec, Un cabinet d'amateur Querton, La chambre d'art
Perec, Un cabinet d'amateur Querton, La chambre d'art

Au XVIIIe siècle, l'intérêt pour ce genre de peinture de portraits de collectionneurs dans leur intérieur est toujours bel et bien présent. Ainsi le peintre hollandais Adriaan de Lelie représente-t-il, en 1794-1795, le riche collectionneur Jan Gildemeester Jansz donnant à visiter sa galerie de tableaux à quelques amis et personnalités, parmi lesquels le baron Cornelis Rudolphus Theodorous Krayenhoff et le peintre et dessinateur Jurriaen Andriessen. Tableau tout aussi émouvant que celui qui représente van der Geest. Sinon même davantage. Car, loin de se sentir écrasé par l'immensité des toiles de l'anversois, l'observateur actuel se voit chaleureusement accueilli dans l'espace intime du collectionneur amsterdamois. Il y pénètre avec un certain bonheur. La collection privée y acquiert une dimension publique, que la visite quasi protocolaire, quasiment de cour, des Archiducs ne permettait pas de deviner.

Adriaan de Lelie. La galerie d'art de Jan Gildemeester Jansz (1794-1795), Rijksmuseum Amsterdam.
Adriaan de Lelie. La galerie d'art de Jan Gildemeester Jansz (1794-1795), Rijksmuseum Amsterdam.

L'engouement pour ce type d'œuvres témoigne surtout que s'étaient déjà constitués, il y a déjà quelques siècles, non seulement un marché d'art pour riches habitants des bourgs et des cités, avec ses différents agents, marchands, comptables, simples curieux et acquéreurs, mais aussi de manière plus ou moins prononcée des cohortes d'amateurs au goût plus ou moins aiguisé, voire de flatteurs utilisant leur flagornerie face aux collectionneurs opulents .

Mais de nos jours peint-on encore des collectionneurs au milieu des œuvres possédées ? La photographie a-t-elle complètement phagocyté ce marché ?

On peut d'ailleurs se demander s'il existe actuellement des collectionneurs ayant mis leur dévolu exclusivement sur ce type de tableaux contenant d'autres tableaux. Ne voilà-t-il pas un moyen particulièrement élégant de célébrer l'art et de manifester sa passion pour celui-ci !

Moyen d'établir, simultanément, une double collection d'œuvres picturales, comportant non seulement les toiles acquises, mais aussi celles représentées dans ces toiles.

Vaste préfiguration de l'univers des reproductions en grandes séries, qui seront souvent collectionnées par de jeunes et moins jeunes amateurs d'œuvres d'art et constitueront un « marché » particulièrement rentable.

L'histoire du collectionnisme prouve que les profils des collectionneurs varient, des plus décriés, souvent présentés dans la littérature, aux plus nobles officiants avec talent dans l'univers de l'art. Mais chacun n'y fréquente-t-il pas bon nombre de périls ?

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