De joyeux collectionneurs sur photos : Gilbert Prousch (San Martino in Badia (Bolzano), 1943 – vit à Londres), et George Passmore (Plymouth, 1942 – vit à Londres).
Des photos et des planches-contact sur la culture urbaine la plus trash
Classer, archiver, cataloguer, photographier, étiqueter, ranger, dater, voire empaqueter : telles sont souvent les principales facettes de l’action de collectionner. Chez certains collectionneurs le plaisir à mener ces diverses actions est même parfois plus aigu que la passion mise à collecter des lots cohérents d’œuvres significatives.
Parmi les plus grands fervents de ces actions multiples, figurent l’Italien Gilbert PROUSCH et l’Anglais George PASSMORE. Ces derniers ont été jusqu’à organiser leur modeste habitation londonienne – à l’origine deux petites maisons ouvrières – de manière à pouvoir aisément et rapidement avoir accès à des milliers de boîtes de rangement. Ils se réjouissent que depuis l’achat de leur habitation, à l’époque désespérément vide de tout objet, celle-ci soit devenue, aujourd’hui, tout aussi désespérément occupée, à l’excès, remplie des objets glanés, au maximum de ses possibilités d’accueil.
S’il n’y régnait un ordre impeccable, on pourrait parler à son propos de véritable caverne d’Ali Baba, tant sont nombreux à être entassés les éléments que les facétieux artistes ont collectés.
Mondialement connus sous le nom du couple
Gilbert et George, les deux plasticiens, terriblement britishs, se font un énorme plaisir dès lors qu’ils peuvent mettre en pratique, avec le plus grand flegme, l’ensemble des aspects de l’humour anglais. Ils narrent alors avec force détails la manière dont ils sont devenus des artisans du rangement et montrent, avec le plus grand des enthousiasmes, les matériaux qu’ils continuent à récolter avec minutie.
Selon eux, ces matériaux sont composés des traces les plus significatives de la culture urbaine contemporaine, dont ils prennent des photos et constituent des planches-contacts : restes de dépliants et de cartons d’adresses avec des numéros de téléphones, lambeaux d’affiches, cartes postales, pièces de monnaies, et aussi crachats, chewing-gum collés, reliquats d’urine et de sperme, etc. Toute une série de vestiges qu’ils rencontrent à la pelle dans les rues du quartier de Spitalfields où ils habitent et près duquel opéra jadis Jack l’Eventreur. À savoir tout un ensemble « d’objets » abandonnés, considérés bien souvent avec le plus grand des mépris, appartenant à la banalité du quotidien, vers lesquels aucune réelle attention ne se porte.
Ces petits morceaux des rejets de la vie les passionnent et ils ont l’intention non seulement d’en garder soigneusement les négatifs, mais encore d’un faire un usage dans leur création plastique.
De même, ils ont pris d’eux-mêmes des milliers de photographies, qu’ils conservent elles aussi dans des boîtes qui s’accumulent sur des étagères, minutieusement classées par date, cataloguées et accompagnées de descriptifs précis.
Dans ce contexte, Gilbert et George n’hésitent pas à se définir comme de grands collectionneurs et à se mettre en scène dans un inénarrable document vidéo, dans lequel ils exposent leurs méthodes de travail et d’archivage. Farci d’humour décalé, le document est passionnant dès lors qu’il illustre la manière de procéder des deux facétieux personnages dans leur travail créatif. En cela, il constitue un témoignage incontestable. Cette interview, filmée en 2000 par Hans Ulrich Obrist, est diffusée dans un DVD, édité sous l’intitulé
« The secret files of Gilbert and George ».
On y voit que chacun des éléments qu’ils ont glanés figure en effet, un jour ou l’autre, dans une de leurs œuvres en servant de matériau de base à leur travail d’assemblage. En quelque sorte, ces objets collectés contribuent dès lors à former à la fois la matrice et la substance de leurs œuvres. Car Gilbert et Georges sont de sacrés maîtres ès arrangements. Sous leurs dehors de pince-sans-rire, ils connaissent parfaitement le rôle qu’ils ont à jouer et les effets qu’ils produisent. Tout en y ajoutant des connotations sexuelles, ils restituent les morceaux de vie emmagasinés en les intégrant dans des ensembles, la plupart du temps, de grandes dimensions.
En fin de compte, leur production décrit et signifie ainsi le monde urbain occidental et la société sexuelle sous-jacente à celui-ci, ce qui correspond exactement à leur intention.
Pour réaliser leur programme, ils se sont bâtis, dans leur maison, une bibliothèque de livres de sexe, composée de 3000 ouvrages de tous les genres : poésie, rapports ecclésiastiques, encyclopédies, textes juridiques, livres illustrés, magazines pornographiques, dans lesquels l’homosexualité occupe la part la plus importante. Ils ajoutent aussi des classeurs reprenant chacune des coupures de presse, en provenance du monde entier, traitant de leurs personnes et de leurs œuvres.
En réalité, leur production artistique présente d’étranges similitudes avec leur façon d’organiser leurs collections. Au point que l’on peut se demander valablement si les deux activités ne se mélangent pas entièrement, l’action de collectionner devenant elle-même le paradigme moteur de leur création en ateliers. Un talent similaire à celui exercé par les collectionneurs est en effet requis dans leurs photomontages géants et dans leurs vastes compositions d’imageries de cartes postales. À chaque fois, il s’agit d’assembler, de juxtaposer, de coller, de magnifier, de transmettre en quelque sorte ce qui les a le plus frappés, qu’il s’agisse de symboles nationaux, de témoignages de l’altérité ou surtout… d’eux-mêmes. La plupart du temps, ils se mettent en effet personnellement en scène, par la performance et surtout, bien sûr, par la photographie. De la même manière, ils traitent, avec moquerie et détachement, la violence, la maladie, la religion ou encore l’exclusion sociale.
Chez eux, l’art n’est-il pas devenu la métaphore même de l’action de collectionner ?