Jean-Pierre Berghmans (Namèche, 1949 – vit en Brabant wallon, Belgique),
la mise en photographies des usines à chaux.
La curiosité pour la richesse esthétique des environnements industriels
Ils sont plusieurs à être devenus collectionneurs sans s’en rendre compte, petit à petit, par l’acquisition patiente d’objets appartenant à une même catégorie ou présentant une cohérence intrinsèque les uns avec les autres.
Passionné par les questions de temporalité, Jacques Attali a ainsi fait l’acquisition de 1, 2, 3…7 sabliers avant de se rendre compte qu’il s’était constitué le début d’une collection fort précieuse. Ainsi qu’il l’écrit dans le livre qu’il a entièrement consacré à sa passion : «
Il m’a fallu attendre d’avoir au moins six ou sept sabliers pour me résoudre à l’idée que j’étais bel et bien en train de devenir un collectionneur. » (Jacques Attali, Mémoire de sabliers, Éditions de l’Amateur, Paris, 1997.)
L’entrée en collection de l’industriel belge Jean-Pierre Berghmans est similaire.
Désirant donner aux nouveaux bureaux de son entreprise l’allure d’un bâtiment moderne, sur base de normes élevées en matière de qualité architecturale et esthétique, le patron du groupe de fabrication de chaux Lhoist fut d’abord tenté de décorer les bâtiments par quelques œuvres achetées, puis par d’autres œuvres expressément commandées auprès d’artistes contemporains à la démarche novatrice et exigeante.
C’est ainsi qu’il amena
Sol LeWitt à imaginer in situ deux grands dessins muraux,
Pierre Alechinsky à intégrer des laves cuites sur place, et
Richard Long à créer un cercle de boues.
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Pierre Alechinsky chez Lhoist © L'Art en Direct |
Actuellement la collection Lhoist est composée d’un lot de sculptures contemporaines mûrement sélectionnées – la visite des jardins provoque l’admiration –, de dessins et de peintures et surtout de photographies d’art extrêmement percutantes.
Ces dernières constituent un ensemble imposant, non seulement par sa quantité et par la qualité qui lui est attribuée, mais aussi en fonction de la décision volontairement affirmée d’incarner le projet industriel et entrepreneurial de l’entreprise. En manager avisé, Jean Pierre Berghmans s’est en effet rendu compte très vite qu’une étroite correspondance pouvait se construire entre la créativité artistique incarnée dans les œuvres à se procurer, d’une part, et le développement d’une culture propre à l’entreprise, d’autre part.
Dès lors, le choix des œuvres s’effectue, de manière dite stratégique, en fonction de l’ouverture qu’elles présentent sur le monde, de leur vision de la société contemporaine et du devenir de la planète, ainsi que de l’horizon de découvertes qu’elles peuvent faire ressentir aux ingénieurs et aux cadres dirigeants des diverses fabriques. Ces derniers, localisés dans une trentaine de pays, sélectionnent les œuvres figurant sur les murs de leurs bureaux. De grandes expositions temporaires collectives sont organisées annuellement.
La commande faite aux époux
Bernd et Hilla Becher, rendus célèbres par la plasticité des séries esthético-documentaires qu’ils réalisèrent dans des complexes industriels (usines sidérurgiques, mines, châteaux d’eau), introduisit une cohérence supplémentaire vu qu’il leur fut proposé, à leur plus grand bonheur, d’effectuer leur travail sur les usines à chaux.
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B. et H. Becher - Harlingen 1963 |
À leur suite, d’autres grands photographes furent sollicités pour des sujets intrinsèquement liés à l’activité industrielle des mines et usines à ciment et à chaux.
En réalisant «
des "portraits environnementaux" de(s) gens qui extraient, concassent, criblent, transportent, manipulent et vendent les grosses pierres » (interview extraite de
Commandes photographiques du goupe Lhoist, Merz, 2001),
Elliott Erwitt focalise son regard sur les membres du personnel, plutôt que sur les lieux ou les machines, et il photographie ces derniers dans leur cadre de vie, permettant d’exprimer de manière très affective le rapport des hommes à leur environnement.
Par le gigantisme des sujets et par l’aridité des lieux, les méga-ensembles industriels de
Roy Arden sont plus impressionnants.
Quant à
Josef Koudelka, il réussit à donner une majesté certaine aux carrières, que le commanditaire lui a permis de parcourir.
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Koudelka - Hermalle 1998 |
Mais il est d’autres œuvres photographiques de la Fondation Lhoist, qui ne portent pas sur les activités du groupe. Parmi elles, méritent notamment qu’on s’y arrête des épreuves du même Elliott Erwitt, présentant quelques clins d’œil face au monde de l’art, et surtout un tirage cibachrome de la série intitulée les
Connoisseurs, réalisant en quelque sorte une double mise en abîme intéressante.
Dans
L’Analyse de la Beauté (1981), l’artiste d’origine allemande
Karen Knorr, connue pour ses photos de musées, met en scène des amateurs d’art jugeant les œuvres exposées sur les murs au travers d’étranges appareils de prise de vue et de télescopes improvisés. Ce qui a pour effet d’entraîner une «distance» ou une «parodie» au sein des représentations, que ces dernières portent sur ceux qui acquièrent les œuvres, les exposent et les montrent à voir, ou encore sur ceux qui les photographient eux-mêmes.
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K. Knorr - The Analysis of Beauty (1986-1990) |
À cet égard, n’eût-il pas été préférable que cette photographie dénommée «
L’Analyse de la Beauté» s’intitulât «
Perspectives», car il n’y est pas question d’autre chose ? Qu’il s’agisse de la composition même de l’œuvre : les différentes salles du musée représenté paraissent sans fin ; qu’il s’agisse de l’histoire de la peinture : encadré et doté d’une cartouche, le cliché se donne à voir comme un tableau ; ou encore qu’il s’agisse de la manière de regarder des deux amateurs d’art : à l’instar de la photographe, ils fourbissent chacun leurs armes pour admirer, du plus près possible, les œuvres exposées, afin de satisfaire leurs goûts et leur vision, voire pour les imposer aux autres.
Par cette œuvre, il ne serait pas étonnant que Karen Knorr ait voulu parodier les collectionneurs, qui n’ont de regard que pour les objets, qui en font la traque et qui en soignent les lieux d’exposition. Les termes que la photographe utilise dans son catalogue de 1987 intitulé
Compustures me semblent tout particulièrement appropriés pour en définir le sens. Voici donc ses propos : «
Connaisseurs et collectionneurs des grandes œuvres d’art ont construit leurs demeures et leurs jardins, choisi leurs tableaux et leur mobilier, selon les règles néo-classiques de la symétrie et de l’ordre, des convenances et de la beauté, qui (leur) assurent une position d’hommes de goût. »
Ainsi l’industrie arrive-t-elle à introduire en ses murs une vision particulièrement décalée. Non seulement par des effets très puissants de miroir sur les modifications, souvent extrêmes, qu’elle fait subir à la planète par son exploitation industrielle. Mais encore par des touches d’humour et de dérision, qui ont pour résultat de mettre en évidence le caractère humain, voire humaniste, sous-jacent à toute collection. Même quand celle-ci porte sur des objets a priori rebutants comme les usines à chaux.
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Elliott Erwitt - Alabama |
La valeur propre d’une collection ne pourrait-elle pas finalement se mesurer à l’aune du regard décalé que celui qui la constitue, pas à pas, parvient parfois à introduire dans son milieu de vie et dans le milieu de vie de ceux qui l’entourent ?