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bloc-notes d’Axel Gryspeerdt
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Umberto Eco (Alexandrie [Piémont, Italie], 1932 – vit à Bologne),
l’homme des listes, des catalogues et des manuscrits.
Umberto Eco
Etre le héraut des livres d’aventure
N’ayant pas peur des paradoxes, Umberto Eco imagina un jour que le plus beau des musées du monde ne mettrait en valeur qu’une seule œuvre.

En le nommant président du comité scientifique de l’exposition intitulée «La Vénus d’Urbino», le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles lui permit de réaliser ce rêve, en organisant autour du chef-d’œuvre de Tiziano Vecellio dit le Titien, si bien analysé par Daniel Arasse dans On n’y voit rien (Ed. Denoël, 2000), une très importante muséographie à la verticale, montrant d’où, comment et vers où s’orientait le tableau en question.

Dès lors, une seule œuvre se vit entourée d’une multitude d’autres qui l’expliquent et en poursuivent le dessein. Le système secret des interdépendances se voit dévoilé (à l’instar de la Vénus), les filiations annoncées, les différences – et même, à la Derrida, la différance – sont affichées.

Un collectionneur privé pourrait-il agir de la sorte ?

Ainsi énoncée, la question renvoie immédiatement à la problématique du bornage de toute collection.
Combien d’objets de même sorte sont-ils requis pour composer un ensemble suffisamment cohérent pour se voir désigner du nom de collection ?

Devenu en quelque sorte collectionneur sans s’en rendre compte, Jacques Attali s’interroge de la même manière. En constatant qu’il avait, petit à petit, acquis 6 ou 7 sabliers, l’écrivain français a la révélation qu’il est devenu un des rares collectionneurs existants de ces instruments de mesure du temps. Se prenant de passion pour eux, il en acquiert d’autres. Il se met simultanément à en rechercher fébrilement les représentations dans les œuvres d’art, en constituant par là une vaste documentation et se voit amené à s’interroger sur sa pratique de collectionneur.
Quels rapports la collection lie-t-elle avec la documentation ?
Est-elle distincte du projet et de l’ébauche ?
Une collection en gestation constitue-t-elle déjà une collection ?
D’une certaine manière, toute collection n’est-elle pas toujours en projet, quelque chose en train de se constituer contenant parfois même déjà en creux les objets qui lui manquent, inscrits dans une liste quasi préalablement élaborée par le collectionneur ?
Ainsi un unique objet possédé en incorporerait tous les autres. Me suffirait-il d’une seule sphère armillaire pour créer ma collection rêvée ? Ou me suffirait-il d’arpenter le monde entier et d’en voir d’autres, de les photographier, de les dessiner, à l’instar de Wolfgang von Goethe se constituant en Italie une collection de minéraux et d’objets antiques par le dessin plus encore que par le prélèvement sur place ?

Vénus d'Urbino
Vénus d'Urbino

Ainsi, puis-je raisonnablement déclarer que j’ai débuté une collection de (figurines) de Saint-Michel, dès lors que, au fil de mes déplacements, de visites d’églises, d’expositions diverses et de musées, j’ai acquis des dizaines de cartes postales, de timbres et de représentations diverses de l’archange ? Que, du Mont Saint-Michel au Mont Gargano et au château Saint-Ange, j’ai quasiment fait le pèlerinage sur tous les grands lieux marqués du sceau de l’ange et que peu d’églises européennes dédiées à son nom ont échappé à ma visite ? Que ma bibliothèque possède les rares ouvrages et catalogues consacrés à sa représentation plastique ?
Or, jusqu’à présent, je me suis limité à cette collection de papier, évitant de me procurer les statuettes et sculptures réalisées en l’honneur du saint, qu’elles soient faites de fer, de bronze, de bois ou de terre cuite.

Le numérique échappe-t-il à la règle ? La nature d’une collection purement digitale est-elle semblable à celle du catalogue ou de la banque de données, voire du simple répertoire, ou encore de l’inventaire ?

Que penser d’Eric Heilmann qui, outre une collection « matérielle » de 333 livres, a récolté et placé patiemment sur son blog plus de 360 couvertures de bouquins dans le titre desquels apparaît le terme « ange », quel que soit le contexte spirituel, amoureux, policier ou familier de celui-ci ?

Eric Heilmann et 'ange'
Eric Heilmann et ''ange''

Et que penser de l’ensemble de près de trois cents enregistrements collectés de personnes lisant oralement la première et la dernière page des livres en question ? Ne pourrait-il pas fort légitimement, d’une façon ou d’une autre, se parer du titre de « collectionneur » ?

Se trouve-t-on là face, à chaque fois, à d’autres modes de collectionnisme ?

Ne devrions-nous pas dès lors distinguer divers types de collectionneurs, depuis le chercheur qui se contente d’amasser des traces et des vestiges dans ses carnets de notes et de dessins, ou encore dans sa mémoire et dans celle de son ordinateur, jusqu’à celui qui remplit tout un espace par des maquettes, des vitrines, des présentoirs d’objets divers ?
Le livre ou la trace du livre, son archivage virtuel ? La gravure ou sa reproduction ? Le masque ou son souvenir ? L’automobile ou le magazine qui en parle ? La montagne ou la carte postale qui la représente ? L’arme ou le dictionnaire militaire ? L’armoirie ou sa seule représentation ?

Mais revenons à Umberto Eco.

Alors que le Belge Paul Otlet serait en droit de revendiquer l’appellation « d’homme des catalogues », lui dont l’ambition était d’archiver toute la connaissance écrite du monde et dans lequel Benoît Peeters voyait le préfigurateur d’internet, assez curieusement c’est à la figure d’Umberto Eco que je suis tenté d’associer la notion de catalogue.

Eco - Vertige de la liste
Eco - Vertige de la liste

Est-ce parce qu’il se complut dans le Vertige de la liste, formule éponyme de l’ouvrage édité par Flammarion en 2009, à l’occasion des prestations au Louvre du sémiologue et amateur d’art italien ?
Ou encore parce que certains de ses écrits précédents comprennent souvent de longues mises en catalogues d’objets collectés, oubliés, puis redécouverts ? Ode à la mémorisation des faits et des événements passés, et surtout fabuleuse réflexion sur le rôle et les processus de la mémoire, la Mystérieuse Flamme de la reine Loana, roman publié en version française chez Grasset en 2005, comporte ainsi, disséminée au long du récit, une longue énumération, détaillée et abondamment racontée des albums et des personnages de bandes dessinées de son enfance.

Eco - La Mystérieuse Flamme de la reine Loana
Eco - La Mystérieuse Flamme de la reine Loana

Le lecteur patient pourra vite déceler que d’autres listes parsèment le même ouvrage, qu’il s’agisse de livres anciens – le héros et narrateur est un vendeur de livres rares –, de chansons, de romans à cinq sous, de timbres, de petits calendriers parfumés de barbiers, de fascicules hebdomadaires pour jeunes ou même de boîtes à biscuits et d’étuis à cigarettes.
Ce même lecteur se fera une joie de retrouver dans bon nombre d’ouvrages d’Umberto Eco, son penchant pour les « ballades iconologiques » (selon une expression de Didier Pasamonik) et les vieux manuscrits.

Plus encore que collectionneur de livres, dont on sait que la bibliothèque comporte plusieurs dizaines de milliers d’ouvrages, l’écrivain italien est un rassembleur d’images, qui se plaît à les combiner, à les confronter, à les mettre en dialogue.
Commissaire d’exposition, il cherche à mettre en évidence une seule œuvre, notamment la Vénus d’Urbino, mais ne parvient à ses fins qu’en multipliant autour d’elle l’ensemble des œuvres auxquelles elle s’apparente ou se distingue par une caractéristique ou une autre.
Comment dès lors échapper au principe même qui fonde une collection : réunir ce qui est séparé, diversifier ce qui est assemblé, créer des cadres et des classes.

Le travail du collectionneur rejoint en cela le travail du scientifique ; rien d’étonnant à ce que Charles Darwin, dans l’optique de comprendre certaines lois de la nature, ait entassé d’énormes lots de squelettes de pigeons, de fossiles divers, ainsi que d’oiseaux moqueurs polyglottes et de tortues des Galapagos, ainsi que de ce qui gravite autour d’eux, qu’il s’agisse d’œufs ou de nids.

Temporellement plus proche d’Umberto Eco, cet autre apôtre des médias et des livres que constitue le canadien Marshall McLuhan, se complut également non seulement à fournir des listes détaillées des supports de messages, capables de malaxer les esprits, mais à les classifier et les distinguer.
A ce stade, les catalogues sont tout autant remplis d’objets colligés que d’images oniriques et mémorielles, susceptibles les unes comme les autres d’avoir une influence profonde sur les esprits. Dans ces rapports-là aux objets et à la mémoire, ne présentent-ils pas une similitude étrange avec les collectionneurs eux-mêmes ?


Deux avis (et résumés de livres) dans les liens ci-joints :

ingirum.blogspirit.com : Umberto Eco – La mystérieuse flamme de la reine Loana

lecture-ecriture.com : La Mystérieuse flamme de la reine Loana - Umberto Eco
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