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Rudolf Just (Weisskirchen, Moravie, 1895 - Prague, 1972) et son trésor caché

Rudolf Just Préserver les objets des périls

Si certains collectionneurs gardent précieusement cachés les objets de leur passion, éloignés de tout regard concupiscent par prudence ou par jalousie, il en est d'autres pour lesquels la dissimulation est une nécessité. Ainsi, en fut-il de Rudolf Just, que rien ne semblait prédestiner à devoir mettre à l'abri de tout regard ses précieuses collections, si ce n'est déjà une certaine passion qui le rongeait. Comme c'était parfois le cas en Bohème et en Saxe, celles-ci semblaient de nature hétéroclite, bien que principalement composées d'objets en porcelaine de Meissen, de verres en cristal et de pièces de monnaies.

L'imagerie représente un homme aux cheveux noirs, légèrement affalé, assis face à un alignement de verres et de livres rangés dans des vitrines, qu'il regarde de manière à la fois attentive et évasive, voire débonnaire et perplexe. Il s'agit de Rudolf Just photographié dans son appartement.



Rien à voir avec d'autres photos où l'on voit cette fois Bruce Chatwin consultant avec la plus grande attention un catalogue d'objets et assis devant une série impressionnante de vases et de statues – bustes et têtes – déposés dans des étagères ou sur le sol, qui auraient pu appartenir à la collection de ce dernier. Sur cette photographie, Bruce Chatwin paraît fort élégant et l'étiquette de dandy pourrait même lui convenir, vu le costume de bonne coupe et la pochette précieusement disposée. À l'époque, Bruce Chatwin travaillait au département des céramiques de Sotheby's et il semble établi qu'il rencontra le collectionneur ou ses représentants à Prague en 1967.

Rudolf Just Bruce Chatwin chez Sotheby's, 1960
Rudolf Just Bruce Chatwin chez Sotheby's, 1960

Comment deviner que cet homme à la collection éparse, né en Moravie et habitant à Prague, entré en relations d'affaires avec Sotheby's et ayant publié un catalogue, mais quelque peu soupçonneux et replié sur lui-même, est celui qui fit front aux assauts nazis et communistes, en tenant par-dessus tout à sauvegarder de tout carnage, de toute dispersion et de toute confiscation les objets si jalousement emmagasinés ?

Oui, c'est bien lui, le collectionneur de pièces de Bohème et de faïences de Saxe, qui va les dissimuler aux regards de tous, en les enfermant dans un appartement de taille réduite, une première fois lors de son internement en camp de travail par les nazis en fin 1944, et une seconde fois durant la période communiste. Au cours de celle-ci les dirigeants se méfièrent de cet « opposant au régime », et en 1962 un gestionnaire d'immeuble ira jusqu'à dénoncer aux autorités ce « spéculateur » pour recel et vente d'objets.

La légende raconte qu'en 1945, par souci de protéger ses collections, Rudolf Just parvint à arrêter les plans de soldats nazis qui s'apprêtaient à faire sauter un dépôt d'armes et à détruire par la même occasion une église et le quartier dans lequel se trouvait son appartement. Et que durant la période communiste, même s'il continua à parler d'œuvres d'art, il empêchait tout visiteur, sauf l'un ou l'autre ami proche, à pénétrer chez lui.

Rudolf Just à la fin des années 60
Rudolf Just à la fin des années 60

Mais l'affaire ne s'arrête pas là ; à sa mort, sa seconde femme décida elle aussi de conserver au secret les précieuses pièces et au décès de celle-ci, en 1992, des membres de la famille les tinrent cachées, en partie dans un petit appartement à Bratislava, en partie dans un garage.

C'est bien lui, semble-t-il, ce collectionneur d'Europe centrale, qui a donné à Bruce Chatwin, plusieurs années après leurs relations d'affaires, l'idée de créer un personnage fictif appelé Kaspar Utz. L'auteur anglais souhaitait, grâce à la mise en scène de ce personnage, en analyser en profondeur les comportements afin de chercher à comprendre les mécanismes qui amènent les collectionneurs à se prendre de passions pour des objets. Dans d'autres textes, il s'était, de manière quasiment symétrique, interrogé sur les raisons qui amenaient les hommes à se déplacer sans cesse. Pour cela, Chatwin avait besoin de trouver un modèle dans la réalité. Ce fut Rudolf Just qui inspira profondément le personnage du baron Kaspar Joachim Utz, auquel l'auteur anglais consacra un long récit, tout empreint de morosité.

Dans ce roman, le baron Utz entretient une relation quasi passionnelle avec ses figurines de porcelaine, dans lesquelles Bruce Chatwin voit réapparaître une série de mythes liés à la vie et à la mort, à la passion et à la folie, à l'aventure et à la démesure. Notamment, l'auteur anglais y fait référence au mythe du Golem – l'histoire ne se déroule-t-elle pas en Tchécoslovaquie ? – et à une conjonction possible entre l'alchimie et la fondation de la fabrique de Meissen. Il évoque également une possibilité de filiation entre les porcelaines et le tout premier homme, Adam, né avec de la glaise. Il insiste sur la thèse du caractère magique de celles-ci, qui, à l'instar de talismans, sont capables de donner la puissance, la force, l'invulnérabilité et la longévité, voire l'immortalité. Avant tout, Utz est obsédé par ses figurines de porcelaine du XVIIIe siècle, magnifiquement colorées, qu'il garde à l'abri de tous. De même que ses vases, ses bols, ses soupières, ses cruches, ses chopes, ses boîtes à thé et ses assiettes.

Quand il fait la connaissance de Kaspar Utz en été 1967, le narrateur, dans lequel les lecteurs reconnaîtront un double de l'auteur, se trouve à Prague dans l'intention « d'écrire un article sur la passion de l'Empereur Rodolphe II sur les objets exotiques, passion qui, dans les dernières années de sa vie, constitua son seul remède contre la dépression » (Bruce Chatwin, Utz, Grasset, Les Cahiers Rouges, Paris, 1990, pp. 13 et 14). Le but déclaré de son passage d'une semaine dans Prague était de mener une étude sur « la psychopathologie du collectionneur maniaque ». Si, rapidement, le narrateur se voit contraint d'abandonner la personnalité de Rodolphe II dont il avait déjà glané quelques renseignements à Innsbruck, il ne perdra pas au change en rencontrant le baron Utz, que lui recommande un ami historien, en le lui présentant comme un Rodolphe contemporain.

Bruce Chatwin, UtzEn un seul paragraphe, Bruce Chatwin réussit à décrire le personnage et sa passion. « Utz, écrit Chatwin, possédait une spectaculaire collection de porcelaines de Saxe qui, grâce à ses manœuvres habiles, avait survécu à la Seconde Guerre mondiale et aux années du stalinisme en Tchécoslovaquie. En 1967, elle totalisait plus d'un millier de pièces, toutes entassées dans son minuscule deux-pièces de la rue Siroka » (id., p. 18).

Utz prétendait que le plus grand ennemi du collectionneur était le conservateur du musée, car ce dernier empêchait que les objets soient touchés. L'auteur anglais lui prête la phrase suivante : « dans l'idéal, les musées devraient être pillés tous les cinquante ans et leurs collections remises en circulation » (id., p. 23).
Il estimait également que « les guerres, les pogroms et les révolutions (…) offrent d'excellentes opportunités pour les collectionneurs » (id., p. 25), ce qui lui permit lors de grandes crises, tels le krach boursier, la Nuit de cristal, l'exode face à l'armée soviétique, d'acheter à bon compte les porcelaines qu'il convoitait tant.
Le plus grand bonheur pour Utz n'était-il pas, tout compte fait, de vivre avec ses figurines, de leur donner la vie, en les manipulant et en les faisant danser dans la lumière ? Ne vit-il pas essentiellement replié sur ses pièces de collections, y trouvant les plus grandes joies de sa vie ?

Dans la morale des choses, Bruce Chatwin présente « la collection d'œuvres d'art (comme) un stratagème désespéré pour lutter contre un échec, un rituel personnel pour se guérir de la solitude ». (Bruce Chatwin, De la morale des choses, dans Anatomie de l'errance, Le livre de poche, Biblio, Paris, 1996, p. 231). Il décrit aussi « le vrai collectionneur (comme) un voyeur qui se protège de ceux qu'il voudrait aimer derrière un rempart d'objets, qui réserve ses plus tendres émotions pour les choses et se montre froid envers les gens. » (id., p. 230). De cela, Utz est la pleine illustration.

Voilà donc un roman qui cherche à éclairer en profondeur le caractère fantasque du collectionneur éperdu. Mais dans quelle mesure parviendra-t-on dorénavant à dissocier le modèle de sa copie fictive ? Le (faux) baron Kaspar Joachim Utz ne phagocyte-t-il pas entièrement la personnalité, si secrète, de Rudolf Just ?

Dans quelle mesure, par contre, pourrait-on trouver des termes plus judicieux pour résumer la vie et pour tenter de comprendre ce qui anima Rudolf Just, lui qui, comme Utz de Krondorf, consacra sa vie à collectionner – « à sauvegarder » comme il le dira plus tard – les porcelaines de la manufacture de Meissen, avant d'aboutir à une certaine conscience de leur emprise et de l'ambivalence du poids de leur présence ?

Vases Meissen (ca 1740)
Vases Meissen (ca 1740)



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