Bruce Chatwin (Dronfield, près de Sheffield dans le Yorkshire, 1940 – Nice, 1989),
les affres et les obsessions d’un collectionneur : voyager et / ou collectionner.
Voyager dans les terres lointaines
Difficile de parler de collections sans évoquer la figure de l’écrivain anglais
Bruce Chatwin, surtout connu pour ses récits de voyages et pour ses interrogations sur l’origine des hommes, sur leur évolution et sur leur soif de mobilité, comparable, selon lui, à l’instinct migratoire des oiseaux.
« Pourquoi les hommes ne peuvent-il tenir en place ? », se demande sans cesse Chatwin dans
Le chant des pistes (Grasset, Paris, 1988), consacré à l’étude des « itinéraires chantés », les fameux « songlines » des aborigènes australiens, à savoir les « sentiers » légendaires faisant simultanément office de chansons et de sites sacrés. Ce curieux récit de type philosophico-anthropologique est mâtiné de notes de voyage diverses, accumulées dans des dizaines de carnets moleskines qui accompagnèrent son auteur dans ses errances dans le monde entier. Chacune de ces « notes » constitue un écho aux questions posées par le voyageur marcheur.
Selon l’auteur anglais,
« notre cerveau dispose d’un système d’information qui nous ordonne de prendre la route et là réside la cause essentielle de notre besoin de bouger. » (
Anatomie de l’errance, Le Livre de Poche, Biblio, Paris, 1996).
Davantage encore :
« [Werner Herzog] et moi croyons que la marche n’est pas une simple thérapeutique mais une activité poétique qui peut guérir le monde de ses maux. Il résume sa position en une déclaration définitive : "La marche est une vertu, le tourisme un péché mortel" », écrit Bruce Chatwin dans une note intitulée
« Werner Herzog au Ghana », dans laquelle il évoque sa rencontre avec le cinéaste allemand (Bruce Chatwin,
Qu’est-ce que je fais là, Le Livre de Poche, Biblio, Grasset, Paris, 1991, p. 181).
L’anecdote suivante illustre parfaitement cette idée.
Ayant appris qu’une amie, critique de cinéma, se mourait, Werner Herzog marcha
« de Munich à Paris, certain qu’il pourrait ainsi, par la marche, la débarrasser de sa maladie. Au moment où il arriva dans son appartement, elle était guérie et vécut encore une dizaine d’années », (
idem, p. 182). L’un comme l’autre n’attribuaient-il pas à la marche un caractère sacramentel ?
On peut surtout s’interroger sur les raisons qui poussèrent Bruce Chatwin à écrire un roman faisant office de «pendant», davantage sédentaire, à ses nombreux ouvrages consacrés à l’errance, parmi lesquels le trio
En Patagonie, Anatomie de l’errance, Le Chant des pistes (ce dernier déjà cité).
Ce « pendant », c’est
Utz (Grasset, Les Cahiers Rouges, Paris, 1990), qui apparaît dès lors en quelque sorte comme le testament de l’auteur anglais qualifié ès-nomadisme.
Le personnage fictif de Utz prend sa source dans une réalité bien connue de Chatwin puisque sa figure lui fut inspirée par le collectionneur tchécoslovaque
Rudolf Just, qu’il rencontra à Prague en 1967. Sur base de ce personnage, gardien assidu de ses collections, Bruce Chatwin bâtit un roman où se pose dans toute sa crudité l’énigme de la passion de collectionner et les tentatives d’osmoses existant entre les œuvres collectées et la personnalité de celui qui s’y attache jusqu’à la mort.
Mais la passion pour l’art – et les interrogations – accompagnèrent Bruce Chatwin toute sa vie durant. Dès 18 ans, il travaille en effet chez Sotheby’s, d’abord comme commis, ensuite comme commissaire-priseur, comme expert en tableaux impressionnistes français et enfin comme conseiller en matière de beaux-arts. Plus tard, il prendra plaisir à narrer ses rencontres avec André Breton ou dans l’atelier de Georges Braque.
De ces années de jeunesse datent ses premières collections, qu’il plaque tout comme son métier, pressé par un besoin soudain – et un problème aux yeux – pour partir au Soudan, puis en Patagonie.
« Durant la période de ma vie où je vécus dans " le monde de l’art", je fus un collectionneur acharné, mais il ne me reste plus que quelques pièces. Le bas-relief égyptien, vendu. Le torse grec d’époque archaïque, vendu. La tête antique du Ve siècle, vendue. Le dessin de Giacometti, vendu. La sculpture maorie, qui autrefois faisait partie du lit de Sarah Bernhardt, vendue. Tous furent vendus pour payer des livres, des voyages, ou simplement pour manger, pendant ces années où je faisais semblant d’être écrivain ». (Bruce Chatwin,
Un endroit pour accrocher son chapeau, Anatomie de l’errance, Le Livre de Poche, Biblio, 2006, p. 35).
Mais qu’il parcourre les routes de l’Amérique du Sud ou les chemins de l’Asie, jamais il ne parvint à s’empêcher de songer aux obsessions des collectionneurs. La vie fictive du collectionneur acharné,
Utz, fut d’ailleurs publiée quelques mois avant son décès en 1988.
Déjà, quinze ans auparavant, en 1973, il avait donné une conférence dont le texte fut publié 20 ans plus tard sous le titre
« The morality of things » dans lequel il analysait la « morale » sous-jacente au fait de collectionner. Selon lui, les objets s’accrochent aux collectionneurs, mais en même temps ils expriment la personnalité de ceux-ci, au point d’en être détestés.
La clef ne réside-t-elle pas dans un sentiment d’amour et de passion profondément mêlé de haine ?
En 1979, il rédigea une histoire intitulée
Le Domaine de Maximilien Tod, explorant l’univers complexe et tourmenté de celui qui s’adonne à la passion de collectionner. En filigrane, se trouvent tous les thèmes chatwiniens et notamment l’art et les livres, les objets collectés, le voyage et la marche, et, bien sûr, la mort (Tod). Ce texte est repris dans
Anatomie de l’errance. Certains ont perçu en Maximilen Tod une sorte de jumeau forcené de Chatwin, et, selon certains analystes parmi lesquels figure notamment Ian A.D. Stewart, se dégage de ce conte l’influence profonde que l’œuvre de Jorge Luis Borges exerça sur l’auteur anglais.
S’interroger sur la manière dont Chatwin perçoit les collections revient, dès lors, toujours à s’interroger sur les motivations de Chatwin devant la vie et la mort, et devant tout ce qui l’a bouleversé, les livres, les voyages, les collections.
Dans ce contexte, s’étonnera-t-on de ce que Bruce Chatwin soit profondément fasciné par la personnalité de
Donald Evans (New Jersey 1945 – Amsterdam 1977 ), auquel il consacra une longue note de lecture dans
The New Yorker Review of Books, en 1981 (
The album of Donald Evans, repris sous l’intitulé
Donald Evans dans : Bruce Chatwin,
Qu’est-ce que je fais là, Le Livre de Poche, Biblio, Grasset, Paris, 199, pp. 341 – 348 ).
Cet artiste américain, que l’on peut apparenter à l’expressionnisme, amateur de timbres dès l’enfance, a consacré deux parties de sa vie, lors de sa prime adolescence d’abord, lors de sa petite trentaine ensuite, à dessiner des milliers d’aquarelles miniatures représentant des timbres postes imaginaires, qu’il collait dans des albums philatéliques de base.
Les voyages et les collections qui sont les deux pôles d’attraction principaux de Bruce Chatwin pourraient-ils être mieux incarnés que par ce personnage, qui dessinait, là où il voyageait, c’est-à-dire dans des gares et des hôtels, sur des places et sur des plages et qui consacra au total dix années de sa vie à peaufiner avec soin les timbres de 42 pays imaginaires ?
Ses vignettes postales représentaient toutes sortes de motifs, oiseaux, champignons, coquillages, déserts, moulins, palmiers, fruits exotiques, animaux domestiques... et étaient censés émaner de pays nommés
« la Frandie ou le Doland, la Slobovie ou les Kunstland oriental et occidental » (p. 344), ou encore
« les royaumes jumeaux appellés Lichaam et Geest, ce qui signifie Corps et Âme (p. 345), ou « Rups » (Chenille) (p. 346), « un archipel madréporique – Amis et Amants – , colonie française peuplée de Noirs heureux, amicaux et lubriques ; ... Il y avait aussi les Tropides, des îles minuscules en points et tirets à la Vermeer ou le pays arctique de Yteke,... » (p. 347).
On s’en doutera, ses vignettes dessinées de manière méticuleuse et précieusement dentelées représentaient ses obsessions, ses phobies, ses humeurs et aussi ses amitiés.
A l’instar des autres collectionneurs, il aimait classer, ranger et commenter ses timbres. Après sa mort tragique, dans l’incendie de son appartement, les éditions Bert Bakker, sises à Amsterdam, publièrent ses albums en 1980 sous le titre
Catalogue of the world et la même année Willy Eisenhart publia à New-York
The World of Donald Evans, chez Harlin Quist, en général spécialisé en livres illustrés pour jeunes.
Où pourrions-nous trouver meilleur porte-parole de l’imaginaire des voyages et du goût prononcé pour les objets de collections sinon chez Chatwin lui-même, le collectionneur marcheur, toujours partagé entre deux obsessions, celle de la marche à travers le monde et celle de l’admiration devant les œuvres d’art et devant ceux qui les soignent ?