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bloc-notes d’Axel Gryspeerdt
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Charles Ephrussi (Odessa, 1849 – Paris, 1905)
ou comment une collection s’acquiert et se transmet.
Charles Ephrussi par Jean Patricot
Ecrire l’histoire de la collection familiale
Bien que certains ensembles d’objets paraissent s’y prêter fort bien, les récits contant l’histoire d’une collection restent rares. Certes, il serait passionnant de suivre dans ses déménagements successifs au sein de l’Europe les trésors de la Toison d’Or, dits de Charles Quint, qui durant quelques années firent la réputation des caves du palais de Bruxelles, aujourd’hui disparu. Même Dina Vierny, pourtant obnubilée par les sculptures et les toiles d’Aristide Maillol et collectionneuse acharnée des souvenirs familiaux et individuels, ne semble pas avoir songé à écrire leur histoire.

Dans cet univers baigné de silence, le livre consacré par Edmund de Waal à la famille de Charles Ephrussi (La mémoire retrouvée, Albin Michel, Paris, 2011) détonne particulièrement, par son choix de départ, à propos duquel le contenu du bandeau de couverture est particulièrement explicite : L’incroyable destin de la collection Ephrussi.

La trame narrative est construite au départ de la passion des netsukes, passion née dans la famille dès la fin des années 1870 et transmise ensuite comme un trésor précieux au travers des générations. L’ouvrage, rédigé d’une plume alerte, parvient avec grande maîtrise à brosser les contextes économiques et sociaux dans laquelle la famille Ephrussi, venue d’Odessa, a pu s’implanter tantôt à Vienne et à Paris, avant de rejoindre Tokyo puis Londres, où l’auteur lui-même s’est établi.
Netsuke
Netsuke
Marshall McLuhan, s’il vivait encore, aurait apprécié la démarche multisensorielle adoptée par l’auteur de l’histoire des netsukes familiaux.

Céramiste de profession, Edmund de Waal (né à Nottingham en 1964) est particulièrement sensible au sens du toucher, au point de faire de celui-ci l’argument principal de l’attrait des objets japonais dans la famille. Nombreuses sont les annotations allant dans cette direction. Ainsi définit-il d’ailleurs les netsukes, comme « des petites figurines d’animaux ou de mendiants… que l’on peut faire rouler entre ses doigts ». Et il ajoute : « Le collectionneur Louis Gonse, ami de Charles et rédacteur de la Gazette (des Beaux-Arts), qualifie un netsuke en buis « de plus gras, plus simple, plus caresse ». Il conclut : « On peut difficilement aller au-delà d’une telle intensité de réactions ». (La mémoire retrouvée, p. 69).La mémoire retrouvée
Ailleurs, il précisera : « Créer pour le toucher un objet si doux à partir d’un matériau si dur est une espèce de boutade tactile, patiente et assez convaincante », et il admirera ces objets « à la fois dur(s) et doux, et si facile(s) à perdre » (p. 25). Dès lors, portera-t-il un intérêt qui parfois frôle la démesure, à ces minuscules statuettes en bois d’orme ou de châtaigner, ou encore en ivoire, souvent munies de la signature de leur artisan créateur.
Statuettes non dénuées d’humour et de saveur, malgré – ou vu – leur petitesse.

Quant à Charles Ephrussi, il ne se contenta pas de collectionner les netsukes, qu’il acquit rapidement, après son installation à Paris, auprès du marchand Philippe Sichel, grand découvreur de japonisme, mais il accumula également les estampes et les faïences japonaises et les coffrets en laque dorée.
Parallèlement, il se lança dans la critique artistique, publia des essais, notamment sur Albert Dürer, et collectionna les tableaux des impressionnistes, avec lesquels il s’était lié d’amitié.

Ainsi, à travers la touchante histoire privée et parfois secrète d’une collection particulière de netsukes, Edmund de Waal parvient, avec brio, à narrer non seulement la saga des Ephrussi, mais aussi en filigrane l’histoire des familles des hommes d’affaires avisés – et simultanément futés collectionneurs – des alentours du parc Monceau que furent les Camondo, les Cernuschi, les Rothschild et les Menier, et nous montre comment chacun des membres de leurs familles a pu s’enticher d’objets de goût au point de les chérir et de vouloir sans cesse les toucher.
Il montre aussi ses propres parcours, longs et tortueux, en vue de découvrir par-delà les villes qui ont connu le passage de ces objets, les traces de la vie de ceux-ci et de la vie des hommes et femmes qui, en les chérissant, ont transporté et sauvegardé ces objets tout à la fois durs et tendres.
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